Au début du XXe siècle littéraire, l’écart entre réel et œil devient primordial dans le roman, car il va donner naissance à bien des courants romanesques. Désormais, c’est la vision du personnage qui mène la danse et qui entraîne avec lui la logique du monde. Ce dernier n’est donc que voile et apparences, parfois mensonge, et ce voile est issu du héros ou du narrateur lui-même. On ne saisit du monde que ce que l’on en voit, ce qui ne simplifie pas les actions que l’on peut avoir dessus… Les personnages romanesques tentent ces actions et le roman est alors, dans sa dimension humaine, plus expérimental que jamais parce qu’il retrace tous les questionnements de ce temps. Le roman illustre une thèse, une pensée, ou alors l’impuissance entraînée par une vision du monde particulière. Nous allons voir ce que ceci induit pour l’histoire contemporaine de ce genre.
(En bonus, à la fin de cet article, une bibliographie pour approfondir la théorie du roman 🙂 )
Parfois, la parole de l’auteur se fait agissante, parfois elle se veut engluée et emprisonnée dans la condition humaine. Le roman devient donc le reflet d’une incapacité à saisir le monde et à lui donner sens, surtout avec le chaos et la souffrance occasionnés par les deux guerres mondiales.
L’absurde est mené au bout par Camus et aussi par Céline. Chez ce dernier, les héros emblématiques tels que Bardamu dans Voyage au bout de la nuit conforment le monde par leur zone d’ombre. Tout acte est rendu insignifiant car le monde n’a pas de sens parce que le héros n’a pas de sens non plus. La nuit, c’est l’ombre, la seule réalité.
Chez Camus, ce constat mène à une recherche de la parole, et la seule façon de nommer les choses est le roman lui-même. Car nommer le monde, c’est lui donner le seul sens qui vaille, un sens profondément humain, même sicelui-ci est aussi enrubanné d’ombre, comme l’homme lui-même peut l’être.
Du même questionnement émerge le roman existentialiste mené en France par Sartre et Beauvoir : le but est de trouver une solution à la solitude d’un humain pris dans les méandres de son être et qui ne voit le monde qu’à travers ces méandres.
Le roman cherche donc la vérité sur l’homme et sur le monde, alors que ces deux notions se sont considérablement obscurcies au fil des découvertes scientifiques et techniques. Il est aussi question de récriminer contre cet obscurcissement : qu’est-ce que la modernité nous a offert de mieux depuis qu’elle existe, sinon une masse de choses tellement complexes que le monde a perdu son sens ?
Les auteurs du XXe siècle sont en butte à ce questionnement et tentent d’y répondre en tordant le roman avec force dans toutes les directions. L’inconscient, depuis Freud, préside à l’homme qui n’est même plus maître de sa destinée rationnelle ? Les surréalistes décident de créer un type de roman le mettant en scène, Breton le premier. La parole n’a pas de sens dans le monde ? Alors l’invraisemblable peut devenir l’essence-même du roman, même s’il apparaît dès lors que c’est bien l’imaginaire qui préside avant tout à la destinée des hommes en contrant l’absurde, comme le montrent un Vian ou un Kafka.
Devant ce chaos d’une littérature recherchant un sens devenu aussi complexe que le monde lui-même, devant la déstructuration issue des deux guerres, le roman va donc répondre à une crise de désespoir existentiel en vivant cette crise de l’intérieur.
Tout d’abord en se penchant sur la parole de l’auteur elle-même. En sciences humaines, dans les années 50-60, on assiste après Lévi-Strauss et Foucault à une recherche très forte de structures communes à tous les hommes. Ces structures expliqueraient comment tous les hommes, de par le monde et qui ne se connaissent pas, possèdent des fonctions communes de langage, de comportement, de religions, de croyances, d’imaginaires, de mythes, de pratiques… Et cela donne naissance au structuralisme d’un côté, aux sciences humaines au sens contemporain du terme de l’autre. La quête de sens progresse.
Pendant qu’on recherche ces structures avec force, ce qui rejaillit sur la linguistique (Saussure), l’anthropologie (Lévi-Strauss), la philosophie (phénoménologie de Hüsserl et Merleau-Ponty) et tout ce genre de recherches, la littérature avale de plein fouet ces nouvelles révolutions et ces visions du monde inédites. Elle réagit vite en montrant que si elle possède elle-aussi une structure, elle possède la possibilité d’être déstructurée.
C’est le lettrisme qui apparaît dans les années 50 via Isidore Izou et les courants Dada et surréalistes, qui vont commencer à jouer avec la structure du roman pour en démonter et recréer les mécanismes. Cette démarche place Freud et son inconscient au premier plan de la vision du monde des auteurs, conformément au temps. Naissent alors tous ces courants jouant sur et avec les mots, formalisés notamment par OULIPO et les surréalistes, montrant des œuvres soit totalement déstructurées, soit au contraire créées sur des contraintes à l’apparence scientifique mais souvent absurdes (Queneau, Perec…) Le but est de démontrer que l’imaginaire est riche, qu’il s’est perdu et qu’il doit reprendre sa place dans le monde. Qu’il vaincra contre l’attitude ‘scientiste’ des structuralistes qui mettent des ‘istes’ dans toutes leurs phrases. Ce courant global, ‘lettriste’, qui va durer au moins trente ans, est une réaction forte contre les sciences humaines qui calibrent et structurent le monde avec force et autorité. Mai 68 ne dira sans doute pas grand-chose d’autre…
Dans les années 50, juste après la guerre et en pleine Reconstruction, le roman est essoufflé. Il a subi toutes les déstructurations du lettrisme, est arrivé à un sommet de complexité avec le roman psychologique et est donc épuisé.
Le roman s’est un peu perdu dans une vision du monde trop complexe et souhaite réacquérir ses lettres de noblesse, comme au bon temps du XIXe. L’objectif est qu’il revienne au devant de la scène sans plus se perdre dans une recherche de sens inaboutie, ni de l’expérimentation qui le rend indigeste pour les lecteurs. Autant les maisons d’édition cherchent de nouveaux auteurs, autant certains d’entre eux pensent que le roman est tellement lessivé qu’il faut passer à autre chose.
Cette attitude existe dans d’autres arts : en jazz, le free-jazz a été au bout de la déstructuration, offrant des œuvres qui ne font plus sens sinon par leur structure elle-même et qui, de par leur complexité, ne sont devenues que des manifestes mettant en jeu des idées tellement théoriques qu’elles sont seulement conceptuelles.
En peinture, on assiste au même phénomène avec des œuvres de moins en moins figuratives, allant jusqu’à la plus grande abstraction (Carré blanc sur fond blanc, Malevitch.)
Les simples notions de plaisir, de lecteur, de recherche sont au centre du débat. Et si le roman était arrivé à sa fin ? Et si on avait tout tenté avec lui à tel point que, outre les théories illustrées par le genre, l’objet-même du roman était désormais de disparaître ? Comment renouveler sa popularité ? Comment le remettre dans un chemin qui puisse perpétrer la tradition d’un genre majeur ?
Le nouveau roman va tenter de répondre à ces interrogations. Il s’agit de renouveler l’acte d’écriture. Certes, les choses ont évolué, il n’est plus question de psychologie -le genre paraît avoir été épuisé par Proust par exemple – ou de réalisme – achevé par Balzac. On va remettre en question les problématiques du monde, des personnages et des narrateurs. Chaque auteur du nouveau roman – Sarraute, Robbe-Grillet, Simon, Ricardou, Butor, Duras… – va réfléchir au statut de l’écrivain. On va tenter de remettre de l’ordre dans les conventions. Passe donc en avant-plan la culture du lecteur qui doit communiquer et correspondre avec celle de l’auteur. Terminés les personnages, les actions, maintenant seule compte l’ère du soupçon (Sarraute). Le monde est insécure, il appelle à une révolution : on veut qu’elle ait au moins lieu dans le roman.
Pour autant, la ‘révolution’ envisagée est maigre car les ressorts utilisés appellent des principes souvent déjà utilisés par le passé. Mais cette réflexion sur le roman, mise en pratique, a le mérite de stabiliser les choses et de remettre le genre romanesque au centre du débat littéraire.
Il n’en sort sans doute pas beaucoup de grandes œuvres, mais surtout le sentiment que non, tout n’a pas été dit par le roman : il reste encore de nombreuses pages à écrire pour perpétrer ce genre…
Pour preuve, cinquante ans après, le roman n’est pas mort !…
Est-ce que les auteurs travaillent ? (et est-ce qu’ils en vivent ?)