Peut-on en même temps être féru de football et de littérature ? Il paraît que dans les milieux un peu snobs, les deux sont particulièrement incompatibles. Être agrégé de Lettres et aimer le rugby, entre la poire et le fromage, ça a plus d’allure que de parler de la Coupe du Monde de football, comme tout le monde. Pourquoi ? Parce que le foot est populaire, et que le peuple et l’élite ne font pas bon ménage… Enfin ça, c’est pour l’image. Parce qu’en creusant un peu, on trouve un grand nombre d’auteurs passionnés par le football et qui, ô hérésie, ne s’en cachent même pas !
Mais oui ! C’est bien un certain Albert Camus qui a reconnu la chose suivante : « Tout ce que je sais de plus sûr à propos de la moralité et des obligations des hommes, c’est au football que je le dois« . Avait-il perdu l’esprit le jour où il écrivit cette phrase ? En fait, Albert Camus pratiquait le football au Racing Universitaire Algérois, comme gardien de but !… Il aimait ce sport.
Lorsqu’il a 17 ans, Albert Camus souffre d’une tuberculose qui met à mal ses rêves de devenir footballeur, et qui le cantonne au rôle de gardien. Tout ceci n’empêcha pas Camus d’obtenir le Nobel de Littérature en 1957, preuve s’il en est que le football n’est pas l’ennemi de la plume… Au contraire, Camus précise : « J’appris tout de suite qu’une balle ne vous arrivait jamais du côté où l’on croyait. Ça m’a servi dans l’existence et surtout dans la métropole où l’on n’est pas franc du collier. »
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Albert Camus n’est pas le seul à avoir voué une passion avérée pour le football. Des auteurs à l’image sévère ont aussi succombé au charme de ce sport. Charles Péguy ou François Mauriac aimaient ce sport, mais ils ne le pratiquaient pas.
Encore plus sévère, Henry de Montherlant, le fabuleux auteur des Fontaines du Désir, un ouvrage fondateur pour moi, était bien plus impliqué. Il écrit un recueil, Les Olympiques, en 1924, où il proclame : « les heures de poésie que le sport nous fit vivre, dans la grâce — la beauté parfois — des visages et des corps de jeunesse, dans la nature et dans la sympathie« . Il se fonde ici sur une vision nietzschéenne du sport. Pendant la Première Guerre, il est très grièvement blessé par sept éclats d’obus. Il sera ensuite rapatrié et deviendra responsable de l’ossuaire de Douaumont. Sa position sur le sport, très homérienne, rejoindra une forme d’étrange pacifisme : les ennemis qui se battent dans le sport ne ressentent aucune haine et un grand respect mutuel, et finalement les adversaires d’hier deviennent les alliés de demain. Concernant la France et l’Allemagne, il n’avait pas tout à fait tort… Cette loyauté antique est tout entière définie par le football.
Le stade, c’est franchir une certaine mystique. Montherlant en profite aussi pour sortir des sentiers battus : faisant l’apologie du sport, il renonce du même coup à la bourgeoisie littéraire. Car selon lui, seul le sport peut abolir toute frontière sociale.
Georges Perec n’y va pas non plus par quatre chemins. Lorsqu’il achève sa psychanalyse, il écrit W ou le souvenir d’enfance (en 1975) sous la forme d’un roman de fiction qui de fait retrace ses propres liens fantasmatiques avec ses souvenirs, portés par un personnage nommé Gaspard Winkler. Juif, il se cache dans le Vercors pour échapper aux rafles dont ses parents et amis ont été victimes. Cette plongée dans un réel âpre et inadmissible est entrecoupée d’un fantasme incarné par une île utopique où le monde est régi par les lois de l’olympisme. L’idéal en est noble et sauve le monde, les lois, les couples… Mais d’une manière perverse, ces lois du sport s’avèrent au fur et à mesure de plus en plus sévères et intransigeantes, et finalement ce régime utopique et parfait finit par écraser l’homme parce que la victoire est maîtresse. Or, on se rend compte finalement que l’idéologie nazie n’est pas si éloignée de ce darwinisme où seuls vainquent les plus forts sur les plus faibles. Le sport induit de la sélection et donc de l’épuration. Les plus belles victoires naissent des plus grandes souffrances. Les plus beaux athlètes finissent dans la survie, la déshumanisation et l’humiliation.
Faut-il y voir une remise en cause du sport ? Non, en fait, Perec dénonce la manière dont l’idéologie politique s’est emparée d’une chose par nature noble et salvatrice. C’est le système qui est à blâmer. Sur l’île, le sport va jusqu’à la compétition pour posséder les femmes dans une parfaite animalité. Ce cycle d’utopie / contre-utopie dénonce donc parfaitement toutes les outrances des régimes totalitaires. Après une enfance détruite par le nazisme et Vichy, Perec décrit aussi la Guerre Froide et dénonce ce que sont devenus les Pays de l’Est, aux travers si visibles pendant les Jeux Olympiques dans ces années 60/70.
Il existe bien d’autres écrivains qui évoquent le football, et ce qui est particulièrement intéressant, c’est qu’ils sont d’une étonnante diversité. Le fasciste Drieu de la Rochelle, Peter Handke, Blaise Cendrars, Nabokov, Rilke, Léon Paul Fargue, Patrick Cauvin, tous écrivent de belles lignes sur le football.
Il existe aussi des écrivains qui proclament avec force leur haine du football, mais ils sont en définitive fort rares. Outre George Orwell qui dénonce, comme Perec, les outrances totalitaristes s’appuyant sur le sport, et Frédéric Dard, le plus célèbre est peut-être Umberto Eco, sans aucun doute l’un des grands penseurs de notre temps. Mais on le voit dans l’extrait suivant, sa « haine » n’est pas celle du sport, mais bien plutôt des supporters…
Texte d’Umberto Eco issu de Comment voyager avec un saumon écrit en 1982
Je n’ai rien contre le foot. Je ne vais pas au stade pour les mêmes raisons qui font que je n’irais jamais dormir la nuit dans les passages souterrains de la Gare Centrale de Milan (ou me balader à Central Park à New York après six heures du soir), mais il m’arrive de regarder un beau match à la télé, avec intérêt et plaisir car je reconnais et apprécie tous les mérites de ce noble jeu.
Je ne hais pas le foot. Je hais les passionnés de foot.
Comprenez-moi bien. Je nourris envers les tifosi un sentiment identique à celui des partisans de la Ligue Lombarde envers les immigrés extra-communautaires : « Je ne suis pas raciste, à condition qu’ils restent chez eux. » Par chez eux, j’entends leur lieu de réunion en semaine (bar, famille, club) et les stades le dimanche où je me fiche de ce qu’il peut arriver, où ce n’est pas plus mal si les hooligans déboulent, car la lecture de ces faits divers me divertit, et puisque ce sont des jeux du cirque, autant que le sang coule.
Je n’aime pas le tifoso parce qu’il a une caractéristique étrange : il ne comprend pas pourquoi vous ne l’êtes pas, et s’obstine à vous parler comme si vous l’étiez. Pour bien faire comprendre ce que je veux dire, je vous donne un exemple.
Je joue de la flûte à bec (de plus en plus mal, à en croire une déclaration publique de Luciano Berio, et je suis ravi de me savoir suivi avec tant d’attention par un Grand Maître). Supposons maintenant que je sois dans un train et que, pour engager la conversation, je demande au voyageur assis enface de moi :
– « Avez-vous écouté le dernier C.D. de Frans Brüggen ?
– Pardon ?
– La Pavane Lachryme. À mon avis, le début est trop lent.
– Excusez-moi, je ne comprends pas.
– Je parle de Van Eyck, voyons ! (en articulant) le Blockflöte.
– Oh, vous savez, moi… Ça se joue avec un archet ?
– Ah, je vois, vous ne…
– Je ne…
– Comme c’est curieux. Mais savez-vous que pour une Coolsma faite à la main il faut attendre trois ans ? À ce compte-là, mieux vaut une Moeck en ébène. C’est la meilleure de toutes celles qu’on trouve dans le commerce. C’est Rampal lui-même qui me l’a dit. Au fait, vous êtes déjà allé jusqu’à la cinquième variation de Derdre Doen Daphne d ‘Over ?
– J’en sais rien, moi je vais à Parme…
– Ah, j’y suis, vous ne jouez que de l’alto. C’est en effet plus satisfaisant. À propos, j’ai découvert une sonate de Loeillet qui…
– L’oeil quoi ?
– Je voudrais bien vous y voir dans les fantaisies de Telemann. Vous vous en sortez ? Vous n’allez pas me dire que vous utilisez le doigté allemand ?
– Vous savez, moi, les Allemands… Leur BMW est sans doute une grande voiture et je la respecte, mais…
– J’ai compris. Vous pratiquez le doigté baroque. Très juste. Prenez ceux de Saint Martin in the Fields… »
Voilà. Je ne sais si j’ai bien rendu l’idée, mais je crois que vous approuveriez mon malheureux compagnon de voyage s’il se suspendait au signal d’alarme. Eh bien, ça se passe exactement comme ça avec les tifosi. Le pire, ce sont les chauffeurs de taxi :
– « Vous avez vu Vialli ?
– Non, il a dû passer pendant que je n’étais pas là. »
– « Vous regardez le match, ce soir ?
– Non, je dois travailler sur le livre Z de la Métaphysique, vous savez, le Stagirite.
– Bon. Regardez et vous m’en direz des nouvelles. Pour moi, Van Basten pourrait être le Maradona des années 90, vous croyez pas ? Mais enfin bon, faut pas non plus perdre de vue Hagi. »
Inutile d’ essayer de l’ interrompre, autant parler à un mur. Ce n’est pas qu’il se fiche complètement du fait que je m’en fiche complètement. C’est qu’il ne peut concevoir que quelqu’un puisse s’en ficher complètement. I1 ne le concevrait même pas si j’avais trois yeux et deux antennes plantées sur les écailles vertes de mon occiput. Il n’a aucune notion de la diversité, de la variété et de l’incomparabilité des Mondes Possibles.
J’ai donné l’exemple du chauffeur de taxi, mais c’est pareil avec un interlocuteur appartenant aux classes dominantes. À l’instar de l’ulcère, ça frappe aussi bien le riche que le pauvre. Il est toutefois curieux que des êtres si clairement convaincus de l’égalité des hommes soient prêts à aller casser la gueule au premier tifoso de la province voisine. Ce chauvinisme oecuménique m’arrache des cris d’admiration. C’est comme si les partisans de la Ligue s’écriaient: « Laissez venir à nous les Africains. On va pouvoir leur régler leur compte. »