La naissance du vers libre

Tout le monde sait aujourd’hui ce qu’est un vers libre en poésie. Ou presque. Car vers libre n’est pas prose, comme n’aurait pas tout à fait dit Monsieur Jourdain. On peut ici faire un petit tour du côté de ce style qui paraît si contemporain, mais qui est tout de même âgé de plus de 150 ans !

Un vers libre doit respecter certaines règles issues de la poésie classique, sinon il devient de la prose. Notamment, il offre une mise en page spécifique avec de nombreux alinéas. Il est d’une longueur mesurée, faisant la part belle à ce que les typographes appellent les ‘blancs tournants’, à savoir le blanc qui entoure le texte. Il utilise une certaine métrique et un rythme qui sont repérables.

Le vers libre : une très vieille forme

Il est intéressant de constater que si la forme du vers libre se popularise à l’époque moderne (XIXe siècle), on peut repérer certaines tentatives bien plus tôt, au XVIe siècle. Par exemple sous la plume de Vigenère, dans son Psaultier de David Torné en prose mesurée ou vers libres (1588). Il faut dire que ce dernier est traducteur. Or, il est impossible de respecter les règles classiques d’un texte-source dans une langue étrangère sur le texte-cible, ce qui peut expliquer cette appétence pour le vers libre. Mais Vigenère est le premier à nommer cette forme qui existe avant lui.

En Français, le « vers irrégulier » a toujours existé. La Fontaine l’utilise pour rimer des contes. Molière aussi, dans son Amphytrion.

Le vers libre : une réaction fin de siècle

Mais au XIXe siècle, une véritable manie du classicisme se fait jour à la suite du romantisme (Lamartine, Musset, Vigny, Hugo…) et trouve son point d’orgue dans le Parnasse. Ces poètes, comme Leconte de Lisle, Cazalis, Sully-Prudhomme, François Coppée, Anatole France (dans sa jeunesse), Catulle Mendès, José-Maria de Hérédia ou Louis Ménard, sont immergés dans la modernité en se penchant notamment sur le darwinisme. Mais ils écrivent sous une forme très classique car ils refusent les outrances du romantisme lyrique et entendent offrir une universalité à leurs textes par la forme : créer le beau exige du travail. C’est la théorie de l’art pour l’art.

On sait que les courants littéraires naissent toujours en réaction à ce qui leur précède. Cette forme classique extrêmement contrainte, dont le sonnet est le point d’orgue, induit donc aussi par ailleurs une certaine souplesse dans la versification.

Baudelaire, en réaction, va écrire ses fameux Petits Poëmes en prose (1861) qui ne sont pas des vers libres, mais qui montrent une nouvelle manière d’envisager la poésie annonçant le XXe siècle.

 Il faut être toujours ivre. Tout est là: c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront: « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous; enivrez-vous sans cesse! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

Il est donc difficile, de ce point de vue, d’attribuer la paternité des vers libres à un seul poète : il s’agit plutôt de l’esprit du temps qui rejaillit sur plusieurs.

Une forme influencée par la traduction de poèmes

La poésie d’Edgar Allan Poe traduite par Mourey, Baudelaire puis Mallarmé donne également lieu à de la traduction en vers libre, qui à mon sens a grandement contribué à la popularisation de cette forme.

Les Cloches, E. A. Poe, traduction Mallarmé

 

Dans la plus verte de nos vallées par de bons anges occupée, jadis un beau palais majestueux, rayonnant palais ! dressait le front. – Dans les domaines du monarque Pensée – c’était là, son site : jamais Séraphin ne déploya de plumes sur une construction à moitié aussi belle.

Les bannières, claires, glorieuses, d’or, sur son toit, se versaient et flottaient (ceci – tout ceci – dans un vieux temps d’autrefois) ; et, tout vent aimable qui badinait dans la douce journée le long des remparts empanachés et blanchissants : ailée, une odeur s’en venait.

Les étrangers à cette heureuse vallée, à travers deux fenêtres lumineuses, regardaient des esprits musi- calement se mouvoir, aux lois d’un luth bien accordé, tout autour d’un trône : où siégeant (Porphyrogénète !) dans un apparat à sa gloire adapté, le maître du royaume se voyait.

Et tout de perle et de rubis éclatante était la porte du beau palais, à travers laquelle venait par flots, par flots, par flots et étincelant toujours, une troupe d’Echos dont le doux devoir n’était que de chanter, avec des voix d’une beauté insurpassable, l’esprit et la sagesse de leur roi.

Mais des êtres de malheur aux robes chagrines assaillirent la haute condition du monarque (ah ! notre deuil : car jamais lendemain ne fera luire d’aube sur ce désolé !) et, tout autour de sa maison, la gloire qui s’empourprait et fleurissait n’est qu’une histoire obscurément rappelée des vieux temps ensevelis.

Et les voyageurs, maintenant, dans la vallée, voient par les rougeâtres fenêtres de vastes formes qui s’agitent, fantastiquement, sur une mélodie discordante, tandis qu’à travers la porte, pâle, une hideuse foule se rue à tout jamais, qui rit – mais ne sourit plus.


L’original de Poe : The Haunted Palace

In the greenest of our valleys
   By good angels tenanted,
Once a fair and stately palace—
   Radiant palace—reared its head.
In the monarch Thought’s dominion,
   It stood there!
Never seraph spread a pinion
   Over fabric half so fair!
Banners yellow, glorious, golden,
   On its roof did float and flow
(This—all this—was in the olden
   Time long ago)
And every gentle air that dallied,
   In that sweet day,
Along the ramparts plumed and pallid,
   A wingèd odor went away.
Wanderers in that happy valley,
   Through two luminous windows, saw
Spirits moving musically
   To a lute’s well-tunèd law,
Round about a throne where, sitting,
   Porphyrogene!
In state his glory well befitting,
   The ruler of the realm was seen.
And all with pearl and ruby glowing
   Was the fair palace door,
Through which came flowing, flowing, flowing
   And sparkling evermore,
A troop of Echoes, whose sweet duty
   Was but to sing,
In voices of surpassing beauty,
   The wit and wisdom of their king.
But evil things, in robes of sorrow,
   Assailed the monarch’s high estate;
(Ah, let us mourn!—for never morrow
   Shall dawn upon him, desolate!)
And round about his home the glory
   That blushed and bloomed
Is but a dim-remembered story
   Of the old time entombed.
And travellers, now, within that valley,
   Through the red-litten windows see
Vast forms that move fantastically
   To a discordant melody;
While, like a ghastly rapid river,
   Through the pale door
A hideous throng rush out forever,
   And laugh—but smile no more.

 

(Le même Mallarmé fera paraître, en 1897, le long poème en vers libres Un coup de dé jamais n’abolira le hasard.)

Rimbaud, à la suite de Baudelaire, utilise lui le vers libre tel qu’on l’entend aujourd’hui, notamment dans les Illuminations (autour de 1886).

Mouvement

Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l’étambot,
La célérité de la rampe,
L’énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.
Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils emmènent l’éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
À la lumière diluvienne,
Aux terribles soirs d’étude.

Car de la causerie parmi les appareils, — le sang, les fleurs, le feu, les bijoux —
Des comptes agités à ce bord fuyard,
— On voit, roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice,
Monstrueux, s’éclairant sans fin, — leur stock d’études ; —
Eux chassés dans l’extase harmonique,
Et l’héroïsme de la découverte.

Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s’isole sur l’arche,
— Est-ce ancienne sauvagerie qu’on pardonne ? —
Et chante et se poste.

Laforgue, celui qui popularise le vers libre

Mais c’est le jeune poète décadent Jules Laforgue qui s’approprie cette tournure et qui va sans doute la populariser. Il utilisait déjà les vers impairs, et connaissait parfaitement les vers de Rimbaud et de Verlaine qui jouent également à déstructurer la métrique classique. Il traduit le poète Walt Whitman (Leaves of Grass), ce qui influença aussi considérablement son approche poétique.

Les Fleurs de bonne volonté de Laforgue (1890, œuvre posthume) est un modèle du genre !

Petite prière sans prétentions

Notre Père qui étiez aux cieux….
PAUL BOURGET.

Notre Père qui êtes aux cieux (Oh! là-haut,
Infini qui êtes donc si inconcevable!)
Donnez-nous notre pain quotidien… – Oh! plutôt,
Laissez-nous nous asseoir un peu à Votre Table!….
Dites ! nous tenez-vous pour de pauvres enfants
À qui l’on doit encor cacher les Choses Graves?
Et Votre Volonté n’admet-elle qu’esclaves
Sur cette terre comme au ciel ?… – C’est étouffant !

Au moins, Ne nous induisez pas, par vos sourires
En la tentation de baiser votre cœur !
Et laissez-nous en paix, morts aux mondes meilleurs,
Paître, dans notre coin, et forniquer, et rire!…
Paître, dans notre coin, et forniquer, et rire!….

Certains continuent pourtant de considérer que c’est le poète Gustave Kahn qui, le premier, a écrit en vers libres, dans le recueil Les Palais nomades (1887).

Extrait de ‘Lieds’

 

À l’instant de vie lumineux, à l’erreur cherchée et
chérie, carrefour des voix de la vie, infatigablement tout
ramène.

 

Les regrets qui voudraient quelque douceur. Si belle
est toute perdue, si regrettée toute exilée, si désirée
toute chassée, aux heures mauvaises du seul.

 

Fuir vers le passer, et citer de véracité les illusoires, les
débiles prouesses, et toujours et partout le dernier passé,
se lève, trouble, et dévaste.

 

Quel premier instant nous jeta, débiles, aux pieds d’argile ;
Quel inéluctable avenir ordonne la douleur et le
silence séparé.

 

Partout et toujours le dernier passé, minute qui se perpétue
de solitaire épouvante.

L’indice du changement de siècle littéraire

On constate donc qu’à partir des années 1890, le vers libre est rentré dans les mœurs. Pour autant, c’est sans conteste Guillaume Apollinaire qui va ancrer cette forme dans le XXe siècle littéraire qui commence en 1913, justement avec Alcool.

Mes amis m’ont enfin avoué leur mépris
Mes amis m’ont enfin avoué leur mépris
Je buvais à pleins verres les étoiles
Un ange a exterminé pendant que je dormais
Les agneaux les pasteurs des tristes bergeries
De faux centurions emportaient le vinaigre
Et les gueux mal blessés par l’épurge dansaient
Étoiles de l’éveil je n’en connais aucune
Les becs de gaz pissaient leur flamme au clair de lune
Des croque-morts avec des bocks tintaient des glas
A la clarté des bougies tombaient vaille que vaille
Des faux cols sur les flots de jupes mal brossées
Des accouchées masquées fêtaient leurs relevailles
La ville cette nuit semblait un archipel
Des femmes demandaient l’amour et la dulie
Et sombre sombre fleuve je me rappelle
Les ombres qui passaient n’étaient jamais jolies

 

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