Ce qui m’a intéressé dans la série des Antoine Marcas, du nom du héros récurrent des écrivains Éric Giacometti et Jacques Ravenne, c’est de suivre l’évolution de leur écriture au fil des épisodes. Depuis leur premier roman paru en 2005, Le Rituel de l’ombre, jusqu’au dernier, Le Règne des Illuminati, on peut en effet retracer le trajet effectué par Marcas. Mais si la vie d’un maçon est une longue quête, il n’est pas certain que Marcas parvienne à toucher du doigt la pierre philosophale. Explications…
L’idée de départ était plutôt bonne, même si on flairait aussi une opportunité un peu commerciale : mettre les sociétés discrètes, ou secrètes, au centre du roman. Antoine Marcas est flic, mais il est aussi un peu plus que cela : il est franc-maçon.
Bien évidemment, cette gentille confrérie a tout pour exciter l’imagination. Complots universels, maîtres du monde d’opérette, dictateurs en goguette, satanistes de tous poils, sages initiés protégeant d’immémoriaux secrets de génération en génération : la matière avait de quoi séduire. Elle résonne bien avec les interrogations du temps, et n’oublions pas que la thématique de l’ésotérisme — qui s’essouffle un peu désormais — a donné, à travers Dan Brown, Paolo Coelho ou, peut-être le premier, le Umberto Eco du Nom de la rose ou du Pendule de Foucault, une littérature qui a porté le monde de l’édition ces vingt dernières années, changement de millénaire oblige.
Marcas, c’est donc ce commissaire à qui il n’arrive que des ennuis. Non des problèmes comme les vôtres et les miens, mais de très gros soucis : à chaque aventure, il est projeté dans une enquête qui le dépasse et qui a des ramifications dans l’histoire secrète du monde. Il se trouve en butte à de la folie furieuse, de la conspiration menée par des fous qui, sous couvert d’ésotérisme, entendent bien mettre le monde à leur disposition. Et manque de bol extraordinaire, à chaque nouvelle aventure, Marcas tombe amoureux d’une créature sublime et envoûtante. À peine consommée, l’idylle doit pourtant déjà s’achever : la belle est invariablement assassinée par les immondes sectaires contre lesquels Marcas se bat.
Mais heureusement, Marcas a pour lui sa science des symboles, qui l’aide à surmonter la tête froide, en bon frère maçon, toutes ces épreuves : l’univers s’écroulerait que les ruines le frapperaient sans l’étonner…
Autre originalité de Giacometti et Ravenne, chaque roman plonge ses tentacules dans l’histoire — ou du moins dans un certain type d’histoire. Ainsi, invariablement, le récit se scinde en deux. Les chapitres impairs se passent de nos jours, dans les hautes tribulations de Marcas, et les chapitres pairs se situent dans une autre période. Le point commun entre ces deux récits réside dans un thème : l’histoire explique invariablement le présent. Simplement, le procédé littéraire est diablement trop systématique et devient très lassant.
Dans le dernier roman en date, Le Règne des Illuminati, la période historique visitée est sous la Terreur en France, dans les années 1794, où l’on croise un certain Ferragus qui va mettre à mal l’immonde complot de Saint-Just, Robespierre et Guillotin qui luttent pour asseoir leur pouvoir dictatorial en décapitant non seulement les nobles, mais surtout les francs maçons, grâce à un complot inadmissible mené par la secte des Illuminati. On en arrive à une certaine paranoïa mise en scène ici de manière guillerette. Comme le lecteur comprend que les Illuminati ne rigolent pas et que les maçons sont de pauvres victimes, on en revient au temps présent, à San Francisco, où — attention, je dévoile l’intrigue — l’amoureuse de Marcas finit elle aussi par se faire trucider par les Illuminati.
On aura bien compris que si l’intention est bonne — dévoiler le monde secret des francs maçons est contre-initiatique, mais bougrement appétissant — le résultat fini est assez peu convaincant. Il apparaît que ces romans manquent cruellement d’épaisseur dans les personnages, qui ne semblent être au service que de la démonstration historique. Et encore, comme en français le mot histoire désigne autant ce qui est historique que ce qui est narratif, l’histoire mise en ligne ici certes s’appuie sur de la documentation, mais aussi sur de belles doses d’interprétation, voire de fiction. Ainsi, on ne peut pas dire que le paramètre de la vraisemblance, du véridique, soit un grand souci de nos auteurs. D’autant que la reconstitution historique est toujours assez ambiguë pour qu’on se demande s’il n’y a pas un fond de vérité dans ces aventures pourtant créées de toute pièce par l’imagination fertile de Giacometti et Ravenne. La narration est finalement aussi peu véridique de la densité historique. C’est vraiment dommage que l’on tombe trop souvent dans le cousu de fil blanc…
Mais le manque de consistance des personnages est sans doute ce qui est le plus décevant. Marcas semble un héros schématique. Il ne ressent rien, ne pense presque pas, n’interagit guère avec son milieu que sous le joug d’une sorte de fatalité très facile à anticiper. Tout se passe comme si la narration l’excluait. On le voit certes bondir de page en page, mais comme s’il était le jouet de ses auteurs. Mais il semble ne posséder presque aucune psychologie. Bref, mais ceci n’engage que moi : impossible d’y croire. Et comme chaque court chapitre se termine sur un cliffhanger souvent lui aussi très cousu de fil blanc (« et il fondit dans le néant. »), on se retrouve dans du roman-feuilleton très peu crédible alors qu’il y avait là quantité de grain à moudre.
Ceci est vraiment dommage, car sur le thème de la maçonnerie, certains auteurs ont bien sorti leur épingle du jeu. Si vous voulez vraiment vous amuser avec un roman bien ficelé, qui va vous emmener véritablement dans de l’imaginaire maçonnique débridé, n’hésitez pas et jetez-vous sur Le Chevalier Cohen et le mystère de la parole perdue d’Édouard Guimel et Thomas d’Alet (Pascal Galodé éditeurs).
En espérant que nos amis Ravenne et Giacometti peaufinent davantage leur narration et creusent leur personnage principal, en n’oubliant pas que, comme le souligne Planude, « la beauté sans la grâce attire, mais ne sait pas retenir : c’est un appât sans hameçon. » 😉