Il y a quelques jours, lors d’un atelier, des participants se sont montrés très intéressés – voire intrigués – par les activités que l’on peut avoir en fac de Lettres. Ils se demandaient la différence qui pouvait exister entre les critiques littéraires que l’on trouve dans les médias spécialisés, et la critique littéraire scientifique. Les deux portent évidemment le même nom, mais il ne s’agit pas du tout du même exercice. Dans le premier cas, on donne un avis motivé plus ou moins détaillé sur un texte. Dans l’autre, on utilise différents outils afin d’analyser un texte – ou un auteur, ou un courant, etc. – et pour le mettre en perspective avec l’histoire de la pensée. Comme tout ceci n’a rien d’évident, je vais donner un exemple in extenso en présentant ici l’un de mes travaux. Juste pour montrer qu’en Lettres, on ne chôme pas – évidemment – et que les objectifs à atteindre sont extrêmement passionnants.
Voici une étude de L’Exorciste de William Peter Blatty, le fameux roman de 1973 qui donna lieu à une adaptation cinématographique bien connue par Friedkin en 1974 et qui défraya la chronique du film de genre. La perspective utilisée ici est l’anthropologie structurale de l’imaginaire, notamment durandienne mais aussi selon la mythocritique de Mircea Eliade. Pas de panique, cet article se lit facilement. 🙂
INIST-CNRS, Cote INIST : 24662, 35400004918273.0020.
L’Exorciste de W. P. Blatty (1973) est une œuvre plus riche que l’adaptation qui en fut faite à l’écran en 1974 par W. Friedkin. Le récit se présente comme un roman à suspense, hésitant parfois entre le genre fantastique, le genre policier et le genre du roman d’épouvante. Le but recherché est donc bien de susciter une tension chez le lecteur, qui va à son insu se trouver impliqué dans le monde romanesque de L’Exorciste : il va devoir réfléchir sur les représentations du mal et de la possession. Ainsi, sous couvert de la science, peut-on tout expliquer et peut-on bannir l’imaginaire du réel ? L’hyperbole de la dégradation dépeinte ici pose en effet le problème de l’irruption de l’irrationnel dans le rationnel, de l’imaginaire dans le monde ; cet imaginaire revêt différentes représentations symboliques et porte un sens profond. Quel est-il ?
Nous essaierons de répondre à ces questions en définissant l’origine anthropologique de ses représentations ; nous verrons ensuite pourquoi Blatty utilise un imaginaire de l’abject et de l’impur. Enfin, nous mènerons une analyse durandienne de l’œuvre, qui nous permettra de voir plus clair dans ce monde obscur et bipolaire.
On pourrait croire que le démon dépeint dans L’Exorciste est directement issu d’une cosmogonie chrétienne. De L’Évangile de Luc, VIII , 27-30 à L’Évangile de Jean, VI, 36-37, jusqu’à la terrible tentation de la Genèse, le diable n’est jamais à cours d’apparences. Il est traditionnellement l’ange déchu aux ailes rognées, synthèse des forces désintégrantes de la personnalité des hommes, en tant que noir dominateur coupant l’humain de ses liens avec Dieu. Cela serait simple si dans L’Exorciste les prêtres n’avaient pas perdu la foi, puisqu’un diable biblique la leur rendrait derechef. Mais il n’en est rien. Comme Saint-Thomas, il ne croient que ce qu’ils voient, et n’ayant pas la preuve de l’existence de Dieu, ils n’en ont pas de celle du diable.
Le prêtre Merrin est archéologue et mène ses recherches à Ninive, ville qui fut envahie par les Babyloniens, ville contaminée traditionnellement par le vice et la chute spirituelle (la Jérusalem renversée). Que peut donc bien faire un prêtre archéologue dans la cité archétypale de Babylone, symbolisant la vanité humaine, à l’inverse de la Jérusalem céleste ?
L’Exorciste est composé de cinq parties, dont la troisième s’intitule ‘Eschyle’. Chez les Grecs, le mal et la possession existent bien avant l’appréhension traditionnelle qu’en ont les chrétiens. Quelques étymologies ne manqueront pas de nous éclairer à ce sujet. Diabolê (διάβολή) en Grec signifie ‘division’ comme ‘aversion’ ; Diabolos (διάβολος) est ‘celui qui sépare, qui désunit, qui inspire la haine’. Daïmon (δαίμον) signifie ‘sorte de dieu inférieur’, et donc par glissement ‘celui qu’on ne peut pas invoquer’, tout comme ‘le sage’. L’être qui possède Regan possède tous ces attributs étymologiques : il est le diviseur, égal et inférieur à Dieu, et il se présente comme sage.
En se penchant sur la tragédie antique, on trouve également des sources qui complètent la représentation démonique de Blatty. La possession y est de trois types. La possession bacchique est celle qui rend hommage à Dyonisos, dieu des forces de la dissolution de la personnalité et de l’immersion dans le magma de l’inconscient. Les Bacchantes, dites aussi Ménades d’Asie, se laissent posséder pour célébrer leur dieu puis, en transe, elles dépècent les animaux vivants et les mangent, ce qu’on qualifie d’homophagie bacchique. Par vengeance, Dyonisos possède aussi les incroyants : Agavê en fait la triste expérience, dans Les Bacchantes d’Euripide, lorsqu’il dépèce son fils Panthê puis le dévore vivant.
La possession apollinienne est d’un autre ordre, et concerne la Pythie de Delphes, femme bien connue qui en transe connaît l’avenir et l’absent. Cassandre, dans l’Agamemnon d’Eschyle, est condamnée à la malédiction d’Apollon, qui par vengeance la possède en lui offrant la connaissance de sa mort et de celle d’Agamemnon.
Dans la tragédie eschylienne, les actions des hommes sont toujours liées à celles des dieux. Par hubris, c’est-à-dire par orgueil démesuré de celui qui se prend pour un dieu, l’homme offense un dieu. Celui-ci se venge en faisant en sorte que l’homme lui obéisse. L’erreur, l’égarement qui en résultent, nommés Atê, sont perçus comme l’esprit du dieu qui possède la personne. L’homme agit donc par une force extérieure, mais c’est son propre caractère qui justifie son acte. Il reste sous le joug de la double motivation. Agamemnon tue Iphigénie en cédant avant tout à sa propre tentation de la même manière que Clytemnestre tue Agamemnon et qu’Oreste tue Clytemnestre. Chez Eschyle, on ne peut définir la responsabilité ou la culpabilité du héros agissant, puisque le dieu pousse à l’acte un homme finalement consentant.
Regan tue plusieurs personnes, mais est-elle responsable de ses actes ? Ceci reste ambigu, puisqu’elle n’aime pas ces personnes avant même d’être possédée. La fatalité et le destin dirigent ainsi traditionnellement l’acte de possession : le dieu possède le fautif par vengeance, mais aussi celui qui fait partie d’une lignée maudite (comme celle des Atrides) et qui porte de manière intégrante la faute de ses ancêtres. La possession a ainsi pour but social de nuire non seulement au possédé, mais aussi à tout son entourage. Elle est donc paradoxalement une première approche du droit chez les Grecs.
On rencontre explicitement ce schéma dans L’Exorciste, puisque Regan est possédée dans le but de nuire au prêtre qui a offensé le démon lors d’un exorcisme a des milliers de kilomètres de là, au cœur de l’Irak. C’est fatalement que leurs deux destinées se nouent. Cette matière grecque est donc beaucoup plus prégnante chez Blatty qu’une matière chrétienne.
Le roman est constitué ainsi comme une parabole du doute. Ce doute est celui que ressent l’homme face à ce qu’il n’explique pas. Il n’explique d’ailleurs pas ce qui dépasse la logique. Toute la topologie de l’œuvre ainsi que par conséquent son processus narratif sont dès lors fondés sur la duplicité, où règnent systèmes dichotomiques et bipolaires. C’est ce double aspect du vivant qui est développé par la duplication des figures que l’œuvre utilise.
Ainsi, la représentation que se fait l’homme de lui-même est duale dans L’Exorciste, autant sous un aspect philosophique scindant corps et esprit, que psychanalytique où sont nettement distingués conscient et inconscient. Selon Marcel Brion, dans L’Allemagne romantique, vol. 2, 1963, p.345, « le double est l’adversaire qui vous invite à combattre. […] Rencontrer son double est dans les traditions anciennes un événement néfaste, parfois même un signe de mort. »
Regan est entièrement dissociée : elle parle non seulement d’elle-même à la troisième personne, mais comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre : « La truie est à moi ! Elle est à moi ! Ne vous en approchez pas ! […] Ah oui, ma perle… mon enfant… ma fleur… ma perle… » C’est cette dissociation qui instigue le doute chez autrui. La division induit le schème du secret, de ce qui sépare le visible de l’invisible, le probable de l’inconcevable, le réel de l’irréel. Le secret garantit ici le pouvoir au diable qui, puisqu’il divise, peut dès lors mettre en doute le réel. La chambre devient chambre secrète – chambre du milieu d’un temple – dont seul le démon détient la clef : il divulgue du savoir ce qu’il veut, rendant l’entourage apprenant, et rend secrètes les plus grandes évidences. C’est là tout son pouvoir.
Les protagonistes de L’Exorciste sont d’ailleurs fermement chevillés dans le rationalisme. Neurologues et psychiatres examinent le cas de Regan et finissent par avouer leur impuissance. Blatty teinte son œuvre d’une critique contre le néopositivisme qui frappe aux USA dans ces années 70. Au vu du ridicule des diagnostics médicaux face à une sémiologie des symptômes totalement inédite, Blatty montre en effet que ces praticiens sont aveuglés par les modèles scientifiques et rationnels qu’ils appliquent, et laissent par là même l’empirique de côté. Devant Regan, ils ne font que se disséquer eux-mêmes. Le démon offre ainsi à l’empirique une substance duale qui va devenir glissante sous le monolithe du ratio des médecins. Il va briser progressivement la réalité de manière maïeutique, offrant d’une part assez d’indices pour construire une thèse, et d’autre part induisant systématiquement un détail ébranlant cette thèse mais permettant d’en construire une autre, et ainsi de suite dans un processus itératif accablant pour les esprits rationnels. Il instille du doute dans l’empirisme.
Ce démon se veut, ainsi que nous l’a expliqué Blatty dans une correspondance personnelle, une figure de réhabilitation de l’imaginaire dans ce réel américain des années 70 enfermé dans un trop confortable matérialisme économique et philosophique. Le démon révèle les faiblesses de ce modèle social et positif, induisant une frontière entre ratio et irratio.
L’homme a peur devant ce qu’il n’explique pas. La science refoule les terreurs de l’imaginaire. Des symptômes de la possession sont indiqués dans le rituel paulinien (dit Rituel romain) du Grand Exorcisme (1614), et ils sont dans cette œuvre tous utilisés. Joseph de Tonquédec, dans Les Maladies nerveuses ou mentales et les manifestations diaboliques, Beauchesne, 1939, les décrit de manière clinique, et Blatty s’en inspire de manière à réifier son récit qui revêt ici un aspect documentaire.
La possession se déroule en deux phases que sont l’infestatio et l’obsessio. Regan est soumise à cette progression, la seconde étant «l’investissement despotique du corps humain par le démon qui y réside comme une seconde âme, contrecarrant l’action de l’âme personnelle et se servant de ses organes naturels. » Trois signes doivent être relevés pour prouver une possession indubitable (avant l’apparition de la psychiatrie clinique) : la xénoglossie, qui est l’action de parler une langue étrangère inconnue préalablement de celui qui la parle ; la télépathie qui est l’action de connaître les pensées d’autrui ; et la psychokinèse, qui est l’action de bouger des objets à distance par la pensée. Est traditionnellement ajoutée une force anormale par rapport à la condition physique, à l’âge et au gabarit de la personne.
Karras prouvera que ces symptômes existent, puisque le démon prend un malin plaisir à les lui dévoiler au moment opportun au fur et à mesure. Cependant, l’auteur dépasse cette taxinomie traditionnelle pour y injecter d’autres représentations.
L’univers ici représenté fonctionne certes par la division et le secret, et la synthèse en Regan de deux mondes, l’un rationnel, l’autre irrationnel. Démon et spectateurs communiquent par l’intermédiaire de Regan. Des constellations symboliques signifient cette dialectique synthétisée par Regan.
Le démon de L’Exorciste est Pazuzu, seigneur dans la tradition perse des vents du sud-ouest. Blatty nous a expliqué qu’en effet, ces vents étaient porteurs des germes de la malaria. Ce vent est traditionnellement symbole de l’âme, du souffle divin, ici ramené donc à la vanité, à la démiurgie et à la concurrence divine. La putréfaction du corps de Regan et son odeur fétide symbolisent la destruction d’une nature ancienne et la renaissance en une autre manière ontologique d’être.
La coprophagie et le corps excrémentaire symbolisent l’extériorisation de l’être. Regan hurle souvent comme un loup, un taureau ou un cheval. Ces animaux sont alternance de régimes dans une optique durandienne. Le cochon, comme est nommée Regan par le démon, est symbole de goinfrerie et de luxure. Toute cette symbolique offre un faisceau de convergence connotant la bipolarisation de la structure ontologique de Regan, par mode d’alternance d’abord, puis de fusion des deux pôles ensuite.
Ce polymorphisme est intéressant en ce que Regan est synthèse des divisions. Nous sommes là face à une dialectique du double par métamorphose du même. L’horizon clos de la chambre permet une exploitation forte de ce schème, d’où la vérité est instiguée hors tout référent, une vérité pure. Le démon le dit : « Comme c’est nouveau d’attaquer par le moyen de la vérité ! » : cette structure imaginaire impose donc une mise en évidence par la synthèse de Regan des contradictions constitutives de l’homme, ce qui permet au démon de montrer à chacun ce qu’il est de manière ontologique, permettant aussi à chacun de se mirer en lui comme dans un miroir révélateur. Et cette vérité est conçue comme insupportable.
Cette terreur infligée au lecteur peut être celle d’un lecteur refusant d’être ce qu’on lui montre, refusant sa part animale et irrationnelle qu’il passe toute une vie à refouler, dans un univers hygiéniste et néopositiviste américain des années 70.
L’impureté joue un grand rôle dans cet imaginaire, tant dans la profanation, le blasphème que dans la frénésie sexuelle exhibée. Cette impureté revêt la dimension biblique de l’abject. Selon Julia Kristeva, dans Les Pouvoirs de l’horreur (1987, pp.107-131), la Bible est au fondement d’une loi unificatrice de tribus hébraïques distinctes. C’est donc une éthique. Pureté et impureté sont explicitement taxinomisées dans le Lévitique qui est une liste d’actes à observer ou à rejeter. Qui déroge aux règles – à la pureté – est impur, est abject et donc étymologiquement jeté au loin (de la communauté). La Bible reste dans une logique divine, fondée sur le postulat initial que l’homme est différentié de Dieu, ce qui est coextensif à l’interdit de transgresser les observances. L’impur, qu’est-il sinon le mélange et le désordre, puisque la pureté est conformité à une taxinomie ?
Un système de tabous se constitue dès lors. Dieu dit, dans le Lévitique 18-30 : « Vous observerez donc mon observance, en ne faisant rien des pratiques abominables qui étaient faites devant vous, et vous ne vous rendrez pas impurs devant elles : je suis Yahvé, votre Dieu ! » L’impureté éloigne donc du nom divin. Elle touche à l’unité symbolique, recouvrant les mauvais doubles, les idoles et les simulacres.
L’abomination devient dès lors un interdit, un tabou social. Comme le dit Kristeva (ibid, p.129) : « Nous pouvons interpréter l’abomination biblique comme l’instance d’une doublure démoniaque de l’être parlant, que le contrat avec Dieu désigne, fait exister et bannit. » L’abject est donc tout ce qui éloigne du Sacré, qui n’est qu’Un. L’imaginaire de L’Exorciste étant fondé sur la division, seul un simulacre de démiurgie peut rendre visible à la face des hommes cette division. La dégradation est donc une ascension à rebours vers le double et le multiple, vers un monde de contre-valeurs sociales mais paradoxalement de valeurs ontologiques.
Le récit étant celui d’une hyperbole de la dégradation, les représentations du démon se fondent sur une esthétique de la pourriture et de l’interdit transgressé, mettant en danger la foi des hommes, c’est-à-dire l’un de leurs liants sociaux les plus prégnants dans le référentiel social envisagé. La terreur induite par l’impur réifie dès lors la place de l’imaginaire dans le réel comme une instance ontologique cohabitant avec le ratio, le Mal étant simplement contextualisé par la personnification d’une innocente petite fille submergée hic et nunc par quelque chose de visible et de palpable, bref, de réel.
L’imaginaire dépeint est une mise en abyme de l’inconscient humain non censuré par le moindre surmoi freudien, Regan est une porte ouverte sur le pulsionnel et le thanatos exhibés à la face du monde. La dégradation touche ainsi, par contraste, le lecteur de plein fouet. Elle est orientée par un réseau d’attirances/répulsions qui se communique à chaque protagoniste, tandis que bientôt, tous les actes perpétrés convergent vers la chambre de Regan et ce qui s’y trouve.
Le monde de L’Exorciste est centripète, se ramenant toujours en son centre. La chambre devient donc chambre du milieu, centre macrocosmique de l’univers. La dégradation se fait omnisciente et inexorable. Une dialectique du dedans et de dehors s’instaure donc : la chambre devient hors du monde, centre macrocosmique du rien, trou sans fin du secret orienté.
La déformation des traits de Regan représente cette dégradation vers l’envers des valeurs. Le visage n’est que pour l’Autre, c’est la partie la plus vivante du corps, le moi intime partiellement dénudé, et quand le visage n’exprime plus aucune vie intérieure, il devient un masque, une prothèse. Le regard de Regan, métallique, de renard méprisant et lubrique, est l’instrument de ses ordres intérieurs, fascinant et effrayant. Ses métamorphoses révèlent Autrui regardé, réacteur et révélateur réciproque du regardant et du regarder. Ici, il révèle le pôle pulsionnel des humains. Tout y converge.
Le sens précis de cette possession devient dès lors plus abordable. Une interprétation interne à
l’œuvre est donnée, par la prose du père Merrin, qui est en fait une réécriture d’un sermon de J.H. Newman, Le Second Printemps. C’est là l’interprétation que Blatty offre de son œuvre : L’Exorciste, plus qu’une pauvre et béate représentation du Mal, serait en fait une représentation de la division qui nous pousserait à une interprétation du négatif vers une cosmogonie optimiste. Blatty entend ici former un syncrétisme en unissant les contraires à travers un drame mythique et romantique de la mort et de la renaissance.
Nous sommes donc en présence d’un schème cyclique de la conciliation des contraires. Selon Gilbert Durand (Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, p.337), « cette conciliation des contraires sous-tend l’optimisme […] et le rituel lunaire des divinités androgynes ». Ce symbolisme lunaire dirige en fait de manière sous-jacente toute la structure narratologique de L’Exorciste, lune en tant que symbole de la mesure du temps et symbole de l’éternel retour. Mircea Eliade, dans son Traité d’histoire des religions (p.142), souligne le fait que « si nous cherchons à résumer en une formule unique la multiplicité des hiérophanies lunaires, nous pourrions dire qu’elles révèlent la vie qui se répète rythmiquement ; elle est vivante et inépuisable dans sa propre régénération. »
Il y a en effet dans L’Exorciste cette alternance de motifs antithétiques et successions de contraires : vie-mort, forme-latence, être-non-être, blessure-consolation. Le modèle de scansion dramatique du temps sous-tend le mouvement du retour à un état initial. L’Exorciste relate le moment ténébreux et régressif du cycle de ce temps lunaire symbolique, et finalement, Regan redevient ce qu’elle était avant la possession, tandis que tout son entourage aura été initié à l’ontologie d’un imaginaire pulsionnel constitutif de chacun.
Ce mécanisme de la chute et de la régénérescence entraîne lui-même des constellations symboliques convergentes, que l’on voit tout au long du récit. Le symbole directeur est le serpent lunaire, que l’on ne cesse d’entrevoir dans L’Exorciste, sur des médailles, en statue (enroulé autour du phallus érigé du démon), dans des attitudes… De régime diurne, il symbolise la triple transformation temporelle de la régénérescence, de la fécondité et de la pérennité ancestrale. Le serpent mue et se régénère de lui-même, disparaissant facilement entre les failles du sol : la mort sort de la vie comme la vie dialectiquement sort de la mort dans une unions symbolique des contraires.
Regan subit ce cycle de ‘mue’ symbolique, de totalisation des contraires dans un rythme perpétuel de phases alternativement positives et négatives inscrites dans le devenir cosmique, dans cette annonciation de retour à l’état initial également en mythe d’éternel retour.
Les schèmes coextensifs de la pénétration sont également présents (notamment la pénible scène de la masturbation avec un crucifix). Le cycle perpétuel est dès lors entamé par la possession de Regan, ce qui préfigure sa régénérescence à venir et qui entraîne évidemment tout l’entourage vers cette initiation au temps.
La transformation et le changement conduisent Regan vers un thériomorphisme (‘en forme de bête sauvage’ en Grec) de régime diurne, ce changement de régime montrant le drame de L’Exorciste en arborant de manière explicite le visage du temps. Le démon montre à tous leur
propre pourriture, leur propre mort, soit l’ultime vérité révélée.
Ce thériomorphisme est intégré dans les mythes où les motifs de la chute et du salut sont nets, le thème de la mort restant toujours sous-jacent. L’animal sauvage, montrant le pôle pulsionnel de Regan, est ce qui grouille, ce qui fuit sans qu’on puisse l’attraper, et ce qui dévore et qui ronge. Le démon en Regan crie et provoque les ténèbres dans le monde enfantin de Regan, montrant un chaos amplifié par les ténèbres. L’obscurité ambiante prolonge cette agitation, ce bruit. On se situe là dans un espace conçu pour la dynamisation paroxystique de l’agitation. Le loup diurne symbolise le mordicant et le sadisme dentaire, répondant aux figures du démon en statue. La gueule montre l’animalité, la denture dévastatrice, la morsure du temps.
Le corps de Regan subit une dramatique alternance entre régimes diurne et nocturne lorsque des stigmates apparaissent sur son corps, où le message dermographique ‘A l’aide !’ apparaît. Son corps devient dès lors un double de son âme, ce que Durand appelle un ‘gouffre d’inversion’, par processus de double négation : par du négatif, il reconstitue du positif et réciproquement, ce qui entraîne un renversement des valeurs.
Ce passage porte en lui-même le salut de Regan, mais préfigure un déplacement du cycle. La rupture des vertèbres de l’exorciste pourtant vainqueur contre l’escalier en contrebas conclut en effet ce système. Regan est libérée, rendue à son état initial, tandis que son sauveur meurt initié aux vérités universelles : il meurt ayant retrouvé la foi et ayant paradoxalement vaincu la mort – toujours dans ce processus de double-négation – et dans cette optique il est lui aussi libéré.
L’escalier, selon Mircea Eliade (Images et symboles, p.63), « figure plastiquement la rupture de niveaux qui rend possible le passage d’un mode d’être à un autre ». Lors de cette régénérescence vers les valeurs initiales, on revient au régime diurne et le cycle symbolique est bouclé.
Dans L’Exorciste, certes le diable est une résurgence de l’inexplicable dans l’explicable. Certes il est une assertion de l’impur dans la pureté. Certes encore il reste un moyen pour l’auteur de réhabiliter, aux yeux de ses contemporains par trop matérialistes, l’importance de l’imaginaire dans le quotidien. Mais il est surtout un initiateur montrant aux hommes leur part d’inconscient et leur fragilité face à la mort. Le thanatos reste une partie constitutive de l’individu, l’annihiler et le rendre tabou dans une optique hygiéniste ou néopositiviste reste peine perdue.
L’homme restera en prise au temps et à la mort. Blatty milite ainsi pour la réhabilitation de l’imaginaire au cœur du monde. Le diable, dans ses paroles, insuffle des vérités dévastatrices, tendant à faire perdre à l’homme son anthropocentrisme illusoire. L’Exorciste peut dès lors être considéré ni plus ni moins comme une tragédie contemporaine, autant que comme un chant d’espoir à rebours de cet inconscient que Bachelard nomme la ‘folle du logis’.
(c) Boris Foucaud
Quel temps utiliser pour narrer ?