L’écrivain François Cavanna est mort mercredi 29 janvier à l’âge de 90 ans. PluMe souhaite lui faire un hommage. Notamment parce que, outre le poil à gratter sans concession dispensé pendant des années par cet autodidacte entre autres dans Hara-Kiri, c’est aussi l’écrivain que nous saluons. Les Ritals, particulièrement, était un ouvrage emblématique de toute la vague d’immigration italienne arrivée en France à partir du début du XXe siècle.
Regard tendre, lyrisme cru, inventions du verbe et surtout description précise et amusée d’une réalité : Cavanna met en œuvre dans Les Ritals une plume tout-à-fait particulière digne d’un grand auteur. Sous un ton parfois léger, parfois grave, il montre son enfance évoluant dans ce monde particulier de l’immigration italienne, auprès d’un père maçon illettré au grand cœur et au centre de ce Nogent des années 20-30-40.
Les bêtises de mômes, les quolibets des Français de souche, la vie vraiment difficile où personne ne se plaint mais où le noyau familial est extrêmement soudé… Ce portrait est criant de vérité et rend présente une époque aujourd’hui trop souvent oubliée, faite d’espoir et de déracinement sous fond de montée du racisme et de l’antisémitisme.
Papa ouvre la fenêtre et répare des mètres. Pourquoi la fenêtre ? Parce que c’est le seul coin que maman lui permet. Elle n’a que le dimanche pour faire son ménage, la semaine elle fait celui des autres, le matin, et leur lessive, l’après-midi. Le dimanche matin, ça voltige et ça houspille, chez nous. Papa prend l’appui de ciment de la fenêtre comme établi, il étale dessus son petit fourbi. Le machin en fer où s’enfonce la tige de l’espagnolette lui tien lieu d’enclume, et d’enclume bien commode même, grâce au trou qu’il y a au milieu. Le trou lui sert à chasser les rivets des bouts de mètres cassés, le tour du trou lui sert à river les clous qui servent de rivets aux bouts de mètres neufs. Avec un paquet de vieux mètres, papa en fait un neuf. Quand il est fait, il le regarde au soleil, content comme tout. Il y a juste le nombre de branches qu’il faut, cinq pour un mètre simple, dix pour un double-mètre, juste le nombre, pas une branche de plus ou de moins, merde, c’est pas un con, papa. Je suis très fier de lui.
Un jour je demande à papa :
« Papa, pourquoi ils se suivent pas, les numéros ? »
Papa m’a regardé, il a craché un long jus de chique par la fenêtre, du coin de la bouche –pour ça aussi, je l’admire beaucoup – et il a dit :
« Ma, qué nouméros ?
– Les numéros sur le mètre. Là il y a 60, et juste après il y a 25, et juste après 145
– Ma qu’est-ce qué t’as bisoin les nouméros ? Tou régardes combien qu’il y a les branches, et basta, va bene. Quatre branches, ça veut dire quatre-vingt. Ecco. Pour les pétites centimètres toutes pétites qui sont en plus, tout comptes avec le doigt, à peut près, quoi, voyons, faut pas perdre le temps à des conneries, qué le plâtre, lui tout sais, le plâtre, il attend pas, lui? »
Je pense que papa en a bien marre de se faire traiter de feignant et de rital par sa panthère, il descend dans la rue faire un tour. Maman pourrait continuer à lui gueuler dessus par la fenêtre, mais elle a son quant-à-soi, elle est française, elle, elle ne vit pas à ciel ouvert sur la place publique, elle a bien trop de fierté pour ça. Elle se contente de ronchonner à la cantonade, à grosse rocailleuse voix morvandelle, en secouant sa literie avec haine, et tous les feignants du monde en prennent un sacré coup, je ne nomme personne, et tous ces mielleux tous ces pouilleux qui viennent manger le pain des Français sans avoir le courage de vous dire merde en face, race d’hypocrites, ah ! là ! là ! à bon entendeur salut.
Maman, quelle bourrasque !!!
Moi aussi, je file dans la rue, sans quoi je suis bon pour encaustiquer le parquet, faire briller les pieds de la table, moulure par moulure ou faire monter les œufs en neige à en avoir des crampes dans les bras.
Tous les jeudis matin, jour sans classe, j’allais avec un cabas à la bibliothèque municipale…
On avait droit à deux livres à emporter par personne inscrite, alors j’avais inscrit papa et maman, ça me faisait, comptez avec moi, six bouquins à dévorer par semaine.
On choisissait sur catalogue, mais les titres qui vous faisaient envie étaient toujours en main, il fallait faire une liste par ordre de préférence, la barbe, j’aimais mieux fouiner dans les rayons et me laisser séduire par la bizarrerie d’un titre ou les effilochures d’une très vieille reliure. J’aimais les livres énormes.
Surtout, cet ouvrage résonne fortement avec la vie de ma propre famille, sauf que mon grand-père est lui venu en France en 1917 et non en 1912 comme Luigi Cavanna. Et il est beau d’avoir le témoignage de ce temps, de cet état d’esprit afin de toujours se rappeler d’où l’on vient. D’autant que toutes les histoires d’immigration possèdent ces traits communs si bien racontés, faits de décalages, de nostalgie, de volonté, de travail et d’espérance. Rien de plus universel, donc, en un sens…
(Bibliographie d’après Wikipédia)