Zola paraît toujours aujourd’hui un peu compassé. Je pense que c’est surtout à cause de la manière dont il est enseigné au collège (trop tôt !) ou au lycée. Afin de redécouvrir cet écrivain particulièrement fondamental dans l’histoire des idées, et pour prendre du plaisir à la lecture de sa production littéraire, il peut être très intéressant de lire L’Œuvre, l’un de ses romans parus en 1886. Pourquoi ? Parce que le thème développé, la recherche artistique d’un peintre incompris, éclaire d’une part la manière d’écrire de Zola, mais aussi parce ce quel’imaginaire dépeint « coule tout seul », très loin de l’académisme pénible parfois enseigné dans le milieu scolaire…
C’est l’histoire d’un certain Lantier, un peintre qui, un jour de pluie battante de 1862, propose à une jeune provinciale nommée Christine de trouver refuge chez lui. Celle-ci, endormie, révèle une beauté somptueuse qui répond à la recherche du peintre depuis toujours. Il en fait un croquis, mais une fois le jour levé, Christine doit pendre congé.
La suite du roman est une quête infatigable. Vers une beauté nouvelle. Encore jamais créée, et sûrement incomprise. Lantier travaille d’arrache-pied, avec son ami l’écrivain Sandoz (un double de Zola), pour trouver cette forme qui va tellement à l’encontre des canons officiels qui abondent dans toutes ces grandes expositions parisiennes. Ce combat contre le néo-classicisme n’est pas entièrement lettre morte, puisque les temps changent. Mais les travaux de Lantier sont en butte à un refus manifeste, et d’échec en échec, ce peintre continue de travailler sur l’Œuvre de sa vie, un tableau manifeste qu’il va tenter sans cesse d’achever.
Parallèlement à cette recherche et à cette histoire d’amitié indéfectible avec Sandoz, Lantier va développer un amour hors du commun avec Christine, qui partagera ses échecs, mais surtout son indomptable vision du monde. Ils auront un enfant, très gravement handicapé, qui mourra à l’âge de douze ans. Ceci contribuera à une longue descente dans l’isolement et la folie d’un idéalisme sans borne, lorsque, dans un hangar, la gigantesque toile, l’Œuvre de toute une vie, sans doute ratée, amènera Lantier au suicide après une nuit d’amour à la hauteur de son désespoir.
Ce roman dépeint le créateur, et plus précisément l’artiste maudit. Zola en parle ainsi :
«Avec Claude Lantier, je veux peindre la lutte de l’artiste contre la nature, l’effort de la création dans l’oeuvre d’art, effort de sang et de larmes pour donner sa chair, faire de la vie : toujours en bataille avec le vrai et toujours vaincu, la lutte contre l’ange. En un mot, j’y raconterai ma vie entière de production, ce perpétuel accouchement si douloureux ; mais je grandirai le sujet par le drame, par Claude qui ne se contente jamais, qui s’exaspère de ne pouvoir accoucher son génie et qui se tue à la fin devant son oeuvre irréalisée.»
Là où L’Œuvre est un roman universel, c’est qu’il retrace effectivement la douleur de la création. Sandoz, c’est Zola lui-même. «C’est un roman où mes souvenirs et mon coeur ont débordé.» De l’espoir à l’euphorie, de la rage à l’écœurement, L’Œuvre retrace particulièrement cette alternance de violences belles ou atroces que les créateurs en avance sur leur temps ressentaient dans cette période forte et complexe de la fin du siècle. De Baudelaire à Rimbaud, de Monet à Moreau, ces artistes maudits ne manquaient pas. Et effectivement, Zola les replace dans une perspective de malédiction sociale. Zola y dépeint, comme un peintre d’ailleurs, un Paris confinant les créateurs à l’enthousiasme et à la folie. Le désir d’exister, d’être reconnu, de laisser une trace et de créer une nouvelle beauté est manifeste dans ces années tourmentées 1880-1913. L’Œuvre en est un emblème, qui parfois a été caricaturé sous la forme d’une quête romantique perdue d’avance par des générations de jeunes littérateurs souffreteux et parfois ridicules, notamment lors de la période surréaliste. Pourtant, sous la plume de Zola, on voit très bien combien cette génération a pu lutter pour, au moins, tenter d’assumer sa vision du monde. Et, de fait, c’est justement à cette période que le classicisme est battu en brèche notamment par les impressionnistes.
Ce qui est intéressant, c’est que cette déstructuration de la forme a lieu dans tous les arts. Pictural, évidemment, mais aussi littéraire (du symbolisme au pré-surréalisme), musical (du romantisme français à la musique sérielle et dodécaphonique) et architectural (du néo-classicisme à la Charte d’Athènes). On imagine très bien que dans cette charnière essentielle, tous les créateurs ayant des idées sans concession voulaient faire partie de la révolution des mouvements et des visions du monde. Et que le public, particulièrement perdu – ainsi que les relais d’opinion – ne suivaient pas toujours, loin de là !
Zola se place dans ce questionnement et fait en sorte que Lantier l’incarne « de l’intérieur ». Zola est depuis longtemps chroniqueur d’art et connaît très bien le milieu parisien qui se trouve à l’avant-garde de l’art mondial. Il suit de très près la querelle des Anciens et des Modernes qui fait rage – dans tous les arts – entre ces formes s’appuyant sur la mythologie, le classicisme, l’académisme et ce foisonnement d’auteurs qui peignent en plein air – et non plus en atelier – afin de capter la lumière et le temps. Il n’ignore pas non plus les querelles personnelles, les jalousies, les histoires de réseaux qui font et défont des renommées parfois injustifiées : en ce siècle, l’art devient en effet spéculatif, ce qui est une grande première : peint-on pour la beauté ou pour l’argent ? Qui décide ?
Zola utilise l’existence de plusieurs peintres réels qui figurent parmi ses amis ou connaissances (Cézanne, Manet, Van Gogh) non pas pour poser ces questions, mais pour en vivre les réponses !
Zola montre que l’art, malgré l’idée romantique qui a cours à l’époque, est moins une question de pure inspiration que de travail et de vision du monde. Cette dernière doit se défendre au plus haut point, jusqu’à la mort, sans se soucier des courants, des points de vue, des avis, des autres. Car l’œuvre transcende le réel pour atteindre à l’abolition du temps, de l’espace, de la mort, par le sens offert par l’imaginaire sur le réel. Certes, l’artiste finit bien par mourir. Mais son œuvre est immortelle. Et cette idée va contribuer à inaugurer le XXe siècle littéraire : l’auteur n’écrit pas pour son public, et son œuvre s’extrait de la morale. L’art n’a aucun compte à rendre, sa vision du monde se suffit à elle-même sans avoir à trouver d’autre justification que sa propre existence. Le créateur n’a donc pas à suivre la mode ni la pensée ambiante : il doit seulement défendre un imaginaire.
Cette idée, qui aujourd’hui paraît presque naturelle, est au contraire l’aboutissement d’un combat mené par des dizaines et des dizaines d’artistes de leur vivant maudits, incompris, rejetés, haïs, ou considérés comme dérisoires.
Zola impose une fin fort pessimiste à L’Œuvre. Sandoz, l’écrivain, réussit sa carrière tout en sacrifiant sa vie intime et sentimentale. Lantier, au contraire, a trouvé la plénitude avec Christine, mais a raté sa vie de peintre jusqu’au suicide. Ceci est logique : à l’époque de L’Œuvre, Zola laisse une fin ouverte. Tous les créateurs ayant réussi ont dû sacrifier quelque chose d’essentiel dans leur vie. Et le personnage principal, qui a réussi une part d’essentiel, a dû sacrifier l’art. Cette vision du monde sans concession est propre au naturalisme, qui met l’humain au centre d’un univers darwinien qui le dépasse totalement en lui offrant la fatalité de l’espèce : car oui, l’art est sans doute beaucoup plus contre-nature qu’il y paraît. Dans tout acte de création, il y a une idée sous-jacente de choix et donc de renoncement, et sans doute, parfois, de combat jusqu’à la mort…
Extrait
– Écoute ça, mon vieux, quand un de ces cocos-là aura bâti un torse comme celui-ci, il montera me le dire, et nous causerons.
Du bout de sa brosse, il indiquait une académie peinte, pendue au mur, près de la porte.
Elle était superbe, enlevée avec une largeur de maître ; et, à côté, il y avait encore d’admirables morceaux, des pieds de fillette, exquis de vérité délicate, un ventre de femme surtout, une chair de satin, frissonnante, vivante du sang qui coulait sous la peau. Dans ses rares heures de contentement, il avait la fierté de ces quelques études, les seules dont il fût satisfait, celles qui annonçaient un grand peintre, doué admirablement, entravé par des impuissances soudaines et inexpliquées. Il poursuivit avec violence, sabrant à grands coups le veston de velours, se fouettant dans son intransigeance qui ne respectait personne :
– Tous des barbouilleurs d’images à deux sous, des réputations volées, des imbéciles ou des malins à genoux devant la bêtise publique ! Pas un gaillard qui flanque une gifle aux bourgeois !… Tiens ! le père Ingres, tu sais s’il me tourne sur le cœur, celui-là, avec sa peinture glaireuse ? Eh bien ! c’est tout de même un sacré bonhomme, et je le trouve très crâne, et je lui tire mon chapeau, car il se fichait de tout, il avait un dessin du tonnerre de Dieu, qu’il a fait avaler de
force aux idiots qui croient aujourd’hui le comprendre… Après ça, entends-tu ! ils ne sont que deux, Delacroix et Courbet. Le reste, c’est de la fripouille… Hein ? le vieux lion romantique, quelle fière allure ! En voilà un décorateur qui faisait flamber les tons ! Et quelle poigne ! Il aurait couvert les murs de Paris, si on les lui avait donnés : sa palette bouillait et débordait. Je sais bien, ce n’était que de la fantasmagorie ; mais, tant pis ! ça me gratte, il fallait ça, pour incendier
l’École… Puis, l’autre est venu, un rude ouvrier, le plus vraiment peintre du siècle, et d’un métier absolument classique, ce que pas un de ces crétins n’a senti. Ils ont hurlé, parbleu ! ils ont crié à la profanation, au réalisme, lorsque ce
fameux réalisme n’était guère que dans les sujets ; tandis que la vision restait celle des vieux maîtres et que la facture reprenait et continuait les beaux morceaux de nos musées… Tous les deux, Delacroix et Courbet, se sont produits à l’heure voulue. Ils ont fait chacun son pas en avant. Et, maintenant, oh ! maintenant…
Il se tut, se recula pour juger l’effet, s’absorba une minute dans la sensation de son œuvre, puis repartit :
– Maintenant, il faut autre chose… Ah ! quoi ? je ne sais pas au juste ! Si je savais et si je pouvais, je serais très fort. Oui, il n’y aurait plus que moi… Mais ce que je sens, c’est que le grand décor romantique de Delacroix craque et s’effondre ; et c’est encore que la peinture noire de Courbet empoisonne déjà le renfermé, le moisi de l’atelier où le soleil n’entre jamais… Comprends-tu, il faut peut-être le soleil, il faut le plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les êtres tels qu’ils se comportent dans de la vraie lumière, enfin je ne puis pas dire, moi ! notre peinture à nous, la peinture que nos yeux d’aujourd’hui doivent faire et regarder.
Sa voix s’éteignit de nouveau, il bégayait, n’arrivait pas à formuler la sourde éclosion d’avenir qui montait en lui. Un grand silence tomba, pendant qu’il achevait d’ébaucher le veston de velours, frémissant.
Sandoz l’avait écouté, sans lâcher la pose. Et, le dos tourné, comme s’il eût parlé au mur, dans un rêve, il dit alors à son tour :
– Non, non, on ne sait pas, il faudrait savoir… Moi, chaque fois qu’un professeur a voulu m’imposer une vérité, j’ai eu une révolte de défiance, en songeant : « Il se trompe ou il me trompe. » Leurs idées m’exaspèrent, il me semble que la vérité est plus large… Ah ! que ce serait beau, si l’on donnait son existence entière à une œuvre, où l’on tâcherait de mettre les choses, les bêtes, les hommes, l’arche immense ! Et pas dans l’ordre des manuels de philosophie, selon la hiérarchie imbécile dont notre orgueil se berce ; mais en pleine coulée de la vie universelle, un monde où nous ne serions qu’un accident, où le chien qui passe, et jusqu’à la pierre des chemins, nous compléteraient, nous expliqueraient ; enfin, le grand tout, sans haut ni bas, ni sale ni propre, tel qu’il fonctionne… Bien sûr, c’est à la science que doivent s’adresser les romanciers et les poètes, elle est aujourd’hui l’unique source possible. Mais, voilà ! que lui prendre, comment marcher avec elle ? Tout de suite, je sens que je patauge… Ah ! si je savais, si je savais, quelle série de bouquins je lancerais à la tête de la
foule !
Il se tut, lui aussi. L’hiver précédent, il avait publié son premier livre, une suite d’esquisses aimables, rapportées de Plassans, parmi lesquelles quelques notes plus rudes indiquaient seules le révolté, le passionné de vérité et de puissance. Et, depuis, il tâtonnait, il s’interrogeait, dans le tourment des idées, confuses encore, qui battaient son crâne. D’abord, épris des besognes géantes, il avait eu le projet d’une genèse de l’univers, en trois phases : la création, rétablie d’après la science ; l’histoire de l’humanité, arrivant à son heure jouer son rôle, dans la chaîne des êtres ; l’avenir, les êtres se succédant toujours, achevant de créer le monde, par le travail sans fin de la vie. Mais, il s’était refroidi devant les hypothèses trop hasardées de cette troisième phase ; et il cherchait un cadre
plus resserré, plus humain, où il ferait tenir pourtant sa vaste ambition.
– Ah ! tout voir et tout peindre ! reprit Claude, après un long intervalle. Avoir des lieues de murailles à couvrir, décorer les gares, les halles, les mairies, tout ce qu’on bâtira, quand les architectes ne seront plus des crétins ! Et il ne faudra que des muscles et une tête solides, car ce ne sont pas les sujets qui manqueront… Hein ? la vie telle qu’elle passe dans les rues, la vie des pauvres et des riches, aux marchés, aux courses, sur les boulevards, au fond des ruelles
populeuses ; et tous les métiers en branle ; et toutes les passions remises debout, sous le plein jour ; et les paysans, et les bêtes, et les campagnes !… On verra, on verra, si je ne suis pas une brute ! J’en ai des fourmillements dans
les mains. Oui ! toute la vie moderne ! Des fresques hautes comme le Panthéon ! Une sacrée suite de toiles à faire éclater le Louvre ! Dès qu’ils étaient ensemble, le peintre et l’écrivain en arrivaient d’ordinaire à cette exaltation. Ils se fouettaient mutuellement, ils s’affolaient de gloire ; et il y avait là une telle
envolée de jeunesse, une telle passion du travail, qu’eux-mêmes souriaient ensuite de ces grands rêves d’orgueil, ragaillardis, comme entretenus en souplesse et en force.
Claude, qui se reculait maintenant jusqu’au mur, y demeura adossé, s’abandonnant. Alors, Sandoz, brisé par la pose, quitta le divan et alla se
mettre près de lui. Puis, tous deux regardèrent, de nouveau muets. Le monsieur en veston de velours était ébauché entièrement ; la main, plus poussée
que le reste, faisait dans l’herbe une note très intéressante, d’une jolie fraîcheur de ton ; et la tache sombre du dos s’enlevait avec tant de vigueur, que les petites silhouettes du fond, les deux femmes luttant au soleil, semblaient s’être
éloignées, dans le frisson lumineux de la clairière ; tandis que la grande figure, la femme nue et couchée, à peine indiquée encore, flottait toujours, ainsi qu’une chair de songe, une Ève désirée naissant de la terre, avec son visage qui
souriait, sans regards, les paupières closes.
– Décidément, comment appelles-tu ça ? demanda Sandoz.
– Plein air, répondit Claude d’une voix brève.Mais ce titre parut bien technique à l’écrivain, qui, malgré lui, était parfois tenté d’introduire de la littérature dans la peinture.
– Plein air, ça ne dit rien.
– Ça n’a besoin de rien dire… Des femmes et un homme se reposent dans une forêt, au soleil. Est-ce que ça ne suffit pas ? Va, il y en a assez pour faire un chef-d’œuvre.