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Louis-Ferdinand Céline : le pire comme le meilleur

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Le XXe siècle littéraire est riche de très nombreux paradoxes. Ceci est normal quand on considère, aussi, les traumatismes historiques violents et complexes de l’époque. Parmi ces paradoxes, Louis-Ferdinand Céline n’est pas le moindre. Auteur scandaleux, renommé comme étant collaborateur et notoirement antisémite, c’est aussi l’un de ceux qui ont donné les plus belles œuvres de la littérature française. Comment cela est-il possible ?…

Céline est donc un paradoxe très difficile à saisir. On a dit sur lui un grand nombre de choses, en témoigne le nombre impressionnant d’ouvrages critiques qui lui sont consacrés dans les bibliothèques universitaires. Et ceci est parfaitement logique. Comment un homme tellement aigri, tellement violent, a-t-il pu produire des romans aussi profonds et troublants ?

Céline : de l’antisémitisme notoire au dégoût de toute l’humanité

C’est qu’en fait, la personnalité-même de Céline est beaucoup moins facile à comprendre qu’il y paraît. Il est difficile d’en faire une lecture binaire ou manichéenne. Bien sûr que Céline est un antisémite notoire. Ses pamphlets ultra-violents Bagatelles pour un massacre (1937) et L’Ecole des cadavres (1938) sont bien là pour le prouver. Tout comme ses troubles contacts notamment avec Arthur Pfannstiel qui travaillait avec la propagande nazi, ou Louis Darquier de Pellepoix, chantre de l’extrême-droite française. Oui, Céline a écrit dans des journaux collaborateurs comme Je suis partout durant l’occupation. Certains nazis se montreront même écœurés par la violence de Céline, comme Bernard Payr qui prétendit que la violence de l’antisémitisme de Céline gâchait le sien propre en le discréditant.

En 1941, lorsque l’Allemagne tente d’envahir la Russie avec son plan Barbarossa, Céline la soutient publiquement. Il revient sur sa sympathie pour l’occupant dans son pamphlet Les Beaux Draps (1941) – qui fut même interdit de vente en zone libre par Vichy tellement les propos tenus sont scandaleux.

Ce n’est pas un hasard si, lors du débarquement, Céline choisit de s’exiler en Allemagne, notamment à Sigmaringen où il retrouve les dignitaires du régime de Pétain et un bon nombre de collaborationnistes qui eux-mêmes ont dû quitter la France. En 1945, il part au Danemark (encore occupé par les Allemands) pour y récupérer notamment son argent qu’il a mis de côté là bien à l’abri. Après la guerre, Céline sera véritablement honni du monde littéraire français, et sera jugé par contumace en 1950. Il sera condamné pour collaboration (art. 83, « actes de nature à nuire à la défense nationale ») et non pour trahison comme on le lit parfois. De fait, il aura déjà accompli son année de prison au Danemark. Surtout, il sera condamné à l’indignité nationale.

Mais en 1951, l’avocat de Céline, maître Tixier-Vignancour, obtiendra l’amnistie de Céline. Il utilisera la ruse : Céline est grand invalide de guerre depuis 1918, et son avocat fait passer le dossier sous le nom réel de Céline, Louis-Ferdinand Destouches, et aucun magistrat ne fait le rapprochement ! Céline reviendra en France et vivra à Meudon comme médecin, avec son épouse, jusqu’à sa mort en 1961. Entre temps, ses romans publiés par Gallimard connaîtront une nouvelle célébrité.

Céline : de l’idéologie à la pathologie

Comment est-il possible que les romans écrits par un pur salaud soient unanimement reconnus ?

De fait, Céline est, comme nous le disions, beaucoup plus complexe qu’un collaborateur « standard » comme un Doriot ou un Déat. Dans ses très nombreuses correspondances (parues aux Cahiers Céline des éditions de l’Herne), on peut suivre son amitié profonde avec plusieurs hommes juifs comme Milton Hindus ou Elie Faure. On peut aussi voir combien le docteur Destouches est considéré comme humain par ses patients issus des classes populaires. Lorsqu’il vaccine des gamins, Céline ne les fait jamais pleurer, et lorsque ses patients n’ont aucun moyen financier, il les soigne tout de même.

La structure psychologique de Céline est sans doute totalement ancrée dans une véritable folie, sans doute issue du traumatisme vécu lors de la guerre de 14 et lors de ses voyages dans les colonies africaines. Il narre souvent ces périodes dans ses romans, dans Voyage au bout de la nuit bien sûr, mais aussi dans Mort à crédit ou Casse-pipe. Il y obtiendra même la Croix de Guerre et la Médaille Militaire après avoir été blessé à l’épaule et avoir perdu l’audition à une oreille.

Ce traumatisme parcourt toute l’œuvre célinienne. Et souvent, dans ses correspondances, Céline évoque non pas un profond dégoût pour les Juifs, mais bien pour l’humanité entière. Céline montre d’ailleurs au début de sa carrière littéraire (Voyage au bout de la nuitMort à crédit…) une vision du monde plutôt ancrée à gauche, reniant le colonialisme, le militarisme et même le capitalisme. Il comprend que la guerre de 14-18 avait des intérêts économiques sous-jacents et que de nombreux hommes qui n’avaient rien à y voir ont été massacrés inutilement. Que le colonialisme a les mêmes causes.

Mais c’est un voyage en 1936 en URSS qui lui aurait fait changer son fusil d’épaule. Il en parle dans Mea culpa où il décrit une URSS sous le joug de la bureaucratie et d’un certain style de barbarie. Cette déception est immense.

C’est à la suite de ce voyage que Céline rédige ses premiers pamphlets antisémites. André Gide les décrit d’ailleurs non comme des œuvres sérieuses, mais comme des jeux et des exutoires : « Quant à la question même du sémitisme, elle n’est pas effleurée. S’il fallait voir dans Bagatelles pour un massacre autre chose qu’un jeu, Céline, en dépit de tout son génie, serait sans excuse de remuer les passions banales avec ce cynisme et cette désinvolte légèreté. « (Gide, Les Juifs, Céline et Maritain, 1938). Nous laissons à Gide son interprétation. Pour autant, on constate qu’au fur et à mesure que le temps passe, l’antisémitisme et le racisme de Céline se déplacent vers une haine épidermique envers tous les Français (voir Les Beaux Draps). Ils y sont décrits comme d’une stupidité endémique. « Si les gens sont si méchants, c’est peut-être seulement parce qu’ils souffrent. »

Céline s’en prend aussi au régime de Vichy et demande des conditions sociales plus humaines, notamment trente-cinq heures de travail par semaine dans les usines. Tout le monde en prend pour son grade. L’Allemagne est considérée comme une possibilité pour changer le monde. Mais pas nécessairement comme la meilleure, surtout comme la plus pragmatique.

Ainsi, chez Céline, l’antisémitisme semble cristalliser d’une manière pathologique une haine des autres et de l’ordre établi tout aussi pathologique. Or, ce qui est pathologique dépasse souvent ce qui est idéologique. Interpréter Céline comme un fou qui hurle sa souffrance plutôt que comme un théoricien politique me semble plus efficace pour comprendre sa production littéraire. Et ceci explique aussi ses très nombreuses contradictions exprimées à longueur de lignes dans sa correspondance si fournie.  « Quand on a pas d’imagination, mourir c’est peu de choses, quand on en a, mourir c’est trop. »

Céline, un pur génie littéraire

Que reste-t-il de Céline en 2014 ? Certes, une aura sulfureuse, ce qui est logique eu égard à toute cette violence et à ces agissements sous l’occupation. Mais il reste aussi une œuvre qu’il est possible de lire d’une manière dépassionnée.

Car dans l’histoire de la littérature, depuis le XIXe siècle, on a appris à faire la part des choses entre un homme et sa production littéraire. Il n’est pas censé y avoir de morale dans l’art – ce qui ne s’applique pas à des pamphlets qui sont, par nature, des écrits engagés. Ceci concerne plutôt les écrits de fiction, et donc les romans. Or, les romans de Céline paraissent être des autobiographies, mais ne le sont pas. Ils s’inscrivent dans l’imaginaire.

Voyage au bout de la nuit est sans doute l’un des romans les plus emblématiques de Céline. Il date de 1932 et conte l’errance d’un certain Bardamu à travers la guerre de 14, les colonies, l’Amérique industrielle et les banlieues pourries de Paris. Dans le monde entier, pour des raisons diverses, Bardamu est confronté au même enfer sur la Terre. Partout les humains souffrent et sont fous. Partout ils sont motivés par un patriotisme mensonger et inutile. Partout le colonialisme – politique, mais aussi issu du dieu Dollar – détruit des innocents soumis à  cette fatalité. Partout l’ordre est battu en brèche par une sorte d’anarchisme individualiste qui liquéfie l’individu. « Presque tous les désirs du pauvre sont promis à la prison« . Et nulle part le moindre sentiment – amour, désir, idéalisme… – ne peut dépasser la vérité, celle que l’homme est mortel et promis à la pourriture quoi qu’il fasse.

Dès lors, la seule échappatoire possible se situe dans la lâcheté ultime, c’est-à-dire dans le plus pur et le plus ontologique des détachements. Ce sera la seule manière de trouver le sommeil en dépassant le pessimisme et les obsessions de la mort…

Voyage au bout de la nuit, extrait (chapitre 2, entrée dans la guerre de 14-18)

(…) Une fois qu’on y est, on y est bien. Ils nous firent monter à cheval et puis au bout de deux mois qu’on était là-dessus, remis à pied. Peut-être à cause que ça coûtait trop cher. Enfin, un matin, le colonel cherchait sa monture, son ordonnance était parti avec, on ne savait où, dans un petit endroit sans doute où les balles passaient moins facilement qu’au milieu de la route. Car c’est là précisément qu’on avait fini par se mettre, le colonel et moi, au beau milieu de la route, moi tenant son registre où il inscrivait des ordres.

Tout au loin sur la chaussée, aussi loin qu’on pouvait voir, il y avait deux points noirs, au milieu, comme nous, mais c’était deux Allemands bien occupés à tirer depuis un bon quart d’heure.

Lui, notre colonel, savait peut-être pourquoi ces deux gens-là tiraient, les Allemands aussi peut-être qu’ils savaient, mais moi, vraiment, je savais pas. Aussi loin que je cherchais dans ma mémoire, je ne leur avais rien fait aux Allemands. J’avais toujours été bien aimable et bien poli avec eux. Je les connaissais un peu les Allemands, j’avais même été à l’école chez eux, étant petit, aux environs de Hanovre. J’avais parlé leur langue. C’était alors une masse de petits crétins gueulards avec des yeux pâles et furtifs comme ceux des loups ; on allait toucher ensemble les filles après l’école dans les bois d’alentour, où on tirait aussi à l’arbalète et au pistolet qu’on achetait même quatre marks. On buvait de la bière sucrée. Mais de là à nous tirer maintenant dans le coffret, sans même venir nous parler d’abord et en plein milieu de la route, il y avait de la marge et même un abîme. Trop de différence.

La guerre en somme c’était tout ce qu’on ne comprenait pas. Ça ne pouvait pas continuer.

Il s’était donc passé dans ces gens-là quelque chose d’extraordinaire ? Que je ne ressentais, moi, pas du tout. J’avais pas dû m’en apercevoir…

Mes sentiments toujours n’avaient pas changé à leur égard. J’avais comme envie malgré tout d’essayer de comprendre leur brutalité, mais plus encore j’avais envie de m’en aller, énormément, absolument, tellement tout cela m’apparaissait soudain comme l’effet d’une formidable erreur.

« Dans une histoire pareille, il n’y a rien à faire, il n’y a qu’à foutre le camp », que je me disais, après tout…

Au-dessus de nos têtes, à deux millimètres, à un millimètre peut-être des tempes, venaient vibrer l’un derrière l’autre ces longs fils d’acier tentants que tracent les balles qui veulent vous tuer, dans l’air chaud d’été.

Jamais je ne m’étais senti aussi inutile parmi toutes ces balles et les lumières de ce soleil. Une immense, universelle moquerie.

Je n’avais que vingt ans d’âge à ce moment-là. Fermes désertes au loin, des églises vides et ouvertes, comme si les paysans étaient partis de ces hameaux pour la journée, tous, pour une fête à l’autre bout du canton, et qu’ils nous eussent laissé en confiance tout ce qu’ils possédaient, leur campagne, les charrettes, brancards en l’air, leurs champs, leurs enclos, la route, les arbres et même les vaches, un chien avec sa chaîne, tout quoi. Pour qu’on se trouve bien tranquilles à faire ce qu’on voudrait pendant leur absence. Ça avait l’air gentil de leur part. « Tout de même, s’ils n’étaient pas ailleurs ! — que je me disais — s’il y avait encore eu du monde par ici, on ne se serait sûrement pas conduits de cette ignoble façon ! Aussi mal ! On aurait pas osé devant eux ! Mais, il n’y avait plus personne pour nous surveiller ! Plus que nous, comme des mariés qui font des cochonneries quand tout le monde est paru. »

Je me pensais aussi (derrière un arbre) que j’aurais bien voulu le voir ici moi, le Déroulède dont on m’avait tant parlé, m’expliquer comment qu’il faisait, lui, quand il prenait une balle en plein bidon.

Ces Allemands accroupis sur la route, têtus et tirail leurs, tiraient mal, mais ils semblaient avoir des balles à en revendre, des pleins magasins sans doute. La guerre décidément, n’était pas terminée ! Notre colonel, il faut dire ce qui est, manifestait une bravoure stupéfiante ! Il se promenait au beau milieu de la chaussée et puis de long en large parmi les trajectoires aussi simplement que s’il avait attendu un ami sur le quai de la gare, un peu impatient seulement.

Moi d’abord la campagne, faut que je le dise tout de suite, j’ai jamais pu la sentir, je l’ai toujours trouvée triste, avec ses bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens n’y sont jamais et ses chemins qui ne vont nulle part. Mais quand on y ajoute la guerre en plus, c’est à pas y tenir. Le vent s’était levé, brutal, de chaque côté des talus, les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs qui venaient de là-bas sur nous. Ces soldats inconnus nous rataient sans cesse, mais tout en nous entourant de mille morts, on s’en trouvait comme habillés. Je n’osais plus remuer.

Le colonel, c’était donc un monstre ! À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! Je conçus en même temps qu’il devait y en avoir beaucoup des comme lui dans notre armée, des braves, et puis tout autant sans doute dans l’armée d’en face. Qui savait combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? Dès lors ma frousse devint panique. Avec des êtres semblables, cette imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment… Pourquoi s’arrêteraient-ils ? Jamais je n’avais senti plus implacable la sentence des hommes et des choses.

Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi !… Perdu parmi deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidé ment, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique.

On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ?

À présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu… Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.

Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus, des petites lettres du général qu’il déchirait ensuite menu, les ayant lues sans hâte, entre les balles. Dans aucune d’elles, il n’y avait donc l’ordre d’arrêter net cette abomination ? On ne lui disait donc pas d’en haut qu’il y avait méprise ? Abominable erreur ? Maldonne ? Qu’on s’était trompé ? Que c’était des manœuvres pour rire qu’on avait voulu faire, et pas des assassinats ! Mais non ! « Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie ! » Voilà sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes, de la division, notre chef à tous, dont il recevait une enveloppe chaque cinq minutes, par un agent de la liaison, que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. J’en aurais fait mon frère peu reux de ce garçon-là ! Mais on n’avait pas le temps de fraterniser non plus.

Donc pas d’erreur? Ce qu’on faisait à se tirer dessus, comme ça, sans même se voir, n’était pas défendu ! Cela faisait partie des choses qu’on peut faire sans mériter une bonne engueulade. C’était même reconnu, encouragé sans doute par les gens sérieux, comme le tirage au sort, les fiançailles, la chasse à courre !… Rien à dire. Je venais de découvrir d’un coup la guerre tout entière. J’étais dépucelé. Faut être à peu près seul devant elle comme je l’étais à ce moment-là pour bien la voir la vache, en face et de profil. On venait d’allumer la guerre entre nous et ceux d’en face, et à présent ça brûlait ! Comme le courant entre les deux charbons, dans la lampe à arc. Et il n’était pas près de s’éteindre le charbon ! On y passerait tous, le colonel comme les autres, tout mariole qu’il semblait être et sa carne ne ferait pas plus de rôti que la mienne quand le courant d’en face lui passerait entre les deux épaules.

Il y a bien des façons d’être condamné à mort. Ah ! combien n’aurais-je pas donné à ce moment-là pour être en prison au lieu d’être ici, moi crétin ! Pour avoir, par exemple, quand c’était si facile, prévoyant, volé quelque chose, quelque part, quand il en était temps encore. On ne pense à rien ! De la prison, on en sort vivant, pas de la guerre. Tout le reste, c’est des mots.

Si seulement j’avais encore eu le temps, mais je ne l’avais plus ! Il n’y avait plus rien à voler ! Comme il ferait bon dans une petite prison pépère, que je me disais, où les balles ne passent pas ! Ne passent jamais ! J’en connaissais une toute prête, au soleil, au chaud! Dans un rêve, celle de Saint-Germain précisément, si proche de la forêt, je la connaissais bien, je passais sou vent par là, autrefois. Comme on change ! J’étais un enfant alors, elle me faisait peur la prison. C’est que je ne connaissais pas encore les hommes. Je ne croirai plus jamais à ce qu’ils disent, à ce qu’ils pensent. C’est des hommes et d’eux seulement qu’il faut avoir peur, toujours.

Combien de temps faudrait-il qu’il dure leur délire, pour qu’ils s’arrêtent épuisés, enfin, ces monstres ? Combien de temps un accès comme celui-ci peut-il bien durer ? Des mois ? Des années ? Combien . Peut-être jusqu’à la mort de tout le monde, de tous les fous ? Jusqu’au dernier ? Et puisque les événements prenaient ce tour désespéré je me décidais à risquer le tout pour le tout, à tenter la dernière démarche, la suprême, essayer, moi, tout seul, d’arrêter la guerre ! Au moins dans ce coin-là où j’étais.

Le colonel déambulait à deux pas. J’allais lui parler. Jamais je ne l’avais fait. C’était le moment d’oser. Là où nous en étions il n’y avait presque plus rien à perdre. « Qu’et-ce que vous voulez ? » me demanderait-il, j’imaginais, très surpris bien sûr par mon audacieuse interruption. Je lui expliquerais alors les choses telles que je les concevais. On verrait ce qu’il en pensait, lui. Le tout c’est qu’on s’explique dans la vie. A deux on y arrive mieux que tout seul.

J’allais faire cette démarche décisive quand, à l’instant même, arriva vers nous au pas de gymnastique, fourbu, dégingandé, un cavalier à pied (comme on disait alors) avec son casque renversé à la main, comme Bélisaire [Note 4], et puis tremblant et bien souillé de boue, le visage plus verdâtre encore que celui de l’autre agent de liaison. Il bredouillait et semblait éprouver comme un mal inouï, ce cavalier, à sortir d’un tombeau et qu’il en avait tout mal au cœur. Il n’aimait donc pas les balles ce fantôme lui non plus ? Les prévoyait-il comme moi ?

« Qu’est-ce que c’est ? » l’arrêta net le colonel, brutal, dérangé, en jetant dessus ce revenant une espèce de regard en acier.

De le voir ainsi cet ignoble cavalier dans une tenue aussi peu réglementaire, et tout foirant d’émotion, ça le courrouçait fort notre colonel. Il n’aimait pas cela du tout la peur. C’était évident. Et puis ce casque à la main surtout, comme un chapeau melon, achevait de faire joliment mal dans notre régiment d’attaque, un régiment qui s’élançait dans la guerre. Il avait l’air de la saluer lui, ce cavalier à pied, la guerre, en entrant.

Sous ce regard d’opprobre, le messager vacillant se remit au « garde-à-vous », les petits doigts sur la couture du pantalon, comme il se doit dans ces cas-là. Il oscillait ainsi, raidi, sur le talus, la transpiration lui coulant le long de la jugulaire, et ses mâchoires tremblaient si fort qu’il en poussait des petits cris avortés, tel un petit chien qui rêve. On ne pouvait démêler s’il voulait nous parler ou bien s’il pleurait.

Nos Allemands accroupis au fin bout de la route venaient justement de changer d’instrument. C’est à la mitrailleuse qu’ils poursuivaient à présent leurs sottises ; ils en craquaient comme de gros paquets d’allumettes et tout autour de nous venaient voler des essaims de balles rageuses, pointilleuses comme des guêpes.

Voyage au bout de la nuit est une fresque sans équivalent dans l’histoire de la littérature. Par son style évidemment – Paul Morand disait que Céline est le seul à jazzer la langue française. Un style inimitable, extrêmement évocateur, qui ressemble à une voix intérieure. Il crée la langue au fur et à mesure qu’il parle, refusant la « langue morte des dictionnaires ». Mais surtout, cette précision de l’évocation est un instrument redoutable d’immersion dans le monde décrit. Et cette langue célinienne n’aura jamais aucun imitateur : Céline n’invente pas de courant, il ne se situe dans aucun d’eux et ne donne lieu à aucun. Ce serait là une belle définition du génie littéraire !

La force de cette œuvre est sans doute aussi située dans son côté essentiel, sans concession, pour dépeindre la destinée humaine. Ce n’est pas un hasard si Voyage au bout de la nuit est aujourd’hui considéré par les Français comme l’une des meilleures œuvres jamais écrites. Car on lit rarement avec autant de clarté et de précision les souffrances récurrentes de l’homme et cet ultime combat pour tenter de les dépasser. D’ailleurs, Voyage au bout de la nuit ne se lit pas vraiment : on dirait plutôt qu’il se vit. « La conscience n’est dans le chaos du monde qu’une petite lumière, précieuse mais fragile. »

En savoir plus

Entretien audio de Céline par Francine Bloch (1959)

Romans

  • Voyage au bout de la nuit, éditions Denoël & Steele, Paris, 1932
  • Mort à crédit, Denoël & Steele, Paris, 1936
  • Guignol’s Band, Denoël, Paris, 1944
  • Casse-pipe, éditions Chambriand, Paris, 1949
  • Féerie pour une autre fois, éditions Gallimard, Paris, 1952
  • Normance : Féerie pour une autre fois II, Gallimard, Paris, 1954
  • D’un château l’autre, Gallimard, Paris, 1957
  • Nord, Gallimard, Paris, 1960
  • Le Pont de Londres / Guignol’s Band II, Gallimard, Paris, 1964
  • Rigodon, Gallimard, Paris, 1969

Pamphlets

  • Mea Culpa, Denoël & Steele, Paris, 1936
  • Bagatelles pour un massacre, Denoël & Steele, Paris, 1937
  • L’École des cadavres, Denoël, Paris, 1938
  • Les Beaux Draps, Nouvelles Éditions françaises, Paris, 1941

Autres textes

  • Carnet du Cuirassier Destouches rédigé en 1913
  • Des vagues, nouvelle, 1917
  • La Vie et l’Œuvre de Philippe Ignace Semmelweis, Simon, Rennes, 1924
  • La Quinine en Thérapeutique, Doin, Paris 1925
  • L’Église, éd. Denoël & Steele, Paris, 1933
  • Foudres et flèches, éd. F. Chambriand, Paris, 1948
  • Scandale aux abysses, éd. F. Chambriand, Paris, 1950
  • Entretiens avec le professeur Y, éd. Gallimard, Paris, 1955
  • Ballets sans musique, sans personne, sans rien, éd. Gallimard, Paris, 1959. Ce volume contient les ballets La Naissance d’une fée, Voyou Paul, brave Virginie et Van Bagaden qui figuraient déjà dans Bagatelles pour un massacre, ainsi que Foudres et flèches et Scandale aux abysses, le tout précédé de Secrets dans l’île et suivi de Progrès dans la réédition Gallimard de 2001.
  • Progrès, Mercure de France, Paris, 1978
  • Arletty, jeune fille dauphinoise, La flûte de Pan, Paris, 1983
  • Préfaces et dédicaces, Tusson, éd. du Lérot, 1987
  • Histoire du petit Mouck, Éditions du Rocher, 1997
  • À l’agité du bocal, L’Herne, Paris, 2006
  • Céline vivant, anthologie des entretiens audiovisuels avec LF Céline, Éd. Montparnasse, Paris, 2007

Correspondances

  • 1979 : Cahiers Céline 5 : Lettres à des amies, Gallimard
  • 1980 : Vingt lettres : à André Pulicani, Jean-Gabriel Daragnès, Ercole Pirazzoli, Charles Frémanger, Charles de Jonquières et Albert Manouvriez, Tusson, Éd. du Lérot
  • 1981 : Cahiers Céline 6 : Lettres à Albert Paraz 1947-1957, Gallimard
  • 1984 : Lettres à son avocat : 118 lettres inédites à Maître Albert Naud, Paris, La Flûte de Pan
  • 1985 : Lettres à Tixier : 44 lettres inédites à Maître Tixier-Vignancour, Paris, La Flûte de Pan
  • 1987 : Lettres à Joseph Garcin (1929-1938), Paris, Librairie Monnier
  • 1988 : Lettres à Charles Deshayes, 1947-1951, Paris, Bibliothèque de Littérature française contemporaine
  • 1989 : Le questionnaire Sandfort, précédé de neuf lettres inédites à J.A. Sandfort, Paris, Librairie Monnier
  • 1991 : Lettres à la NRF 1931-1961, Paris, Gallimard
  • 1991 : Lettres à Marie Bell, Tusson, Éd. du Lérot
  • 1991 : Céline et les éditions Denoël, 1932-1948, Paris, IMEC
  • 1995 : Lettres à Marie Canavaggia, 1 : 1936-1947, Tusson, Éd. du Lérot
  • 1995 : Lettres à Marie Canavaggia, 2 : 1948-1960, Tusson, Éd. du Lérot
  • 1998 : Lettres de prison à Lucette Destouches et à Maître Mikkelsen (1945-1947), Gallimard
  • 2000 : Au fil de l’eau : Lettres de Louis-Ferdinand Céline à deux amies, Aimée Barancy et Éliane Tayar, et documents annexes, Tusson, Éd. du Lérot
  • 2002 : Lettres à Antonio Zuloaga (1947-1954), texte établi, présenté et annoté par Eric Mazet, préface de Philippe Sollers, La Sirène, Paris, 2002 (imprimerie Du Lérot, Tusson)
  • 2007 : Cahiers Céline 9 : Lettres à Marie Canavaggia (1936-1960), Gallimard
  • 2009 : Lettres, édition établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard
  • 2009 : Devenir Céline : lettres inédites de Louis Destouches et de quelques autres (1912-1919), édition et postface de Véronique Robert-Chovin, Gallimard
  • 2009 : Cahiers Céline 10 : Lettres à Albert Paraz (1947-1957), Gallimard
  • 2012 : Cahiers Céline 11 : Lettres à Milton Hindus (1947-1949), Gallimard
  • 2013 : Lettres à Henri Mondor, Gallimard

1 Comment

  1. […] à l’invitation depuis 1926. Certain repas sont restés célèbres, comme ceux présidés par Louis-Ferdinand Céline, Roger Peyrefitte ou même Marcel Aymé […]

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