Ce n’est pas tous les jours que l’on est bousculé par une lecture. Ce n’est pas tous les jours que l’on tombe sur un processus narratif maîtrisé au point d’être incapable de trouver l’issue de l’histoire pratiquement avant la fin. Et ce n’est pas tous les jours que l’on avale un roman de 500 pages en une journée. Pourtant, Franck Thilliez a réussi le tour de force de produire un roman magistral sur un thème très difficile à manier : la folie. Voici Puzzle, sorti en 2013.

L’argument est assez simple et efficace, mais il ne tarde pas à complètement sortir des sentiers battus. C’est Ilan, un jeune homme solitaire, qui est contacté par son ex-petite amie, Chloé, pour prendre part à un jeu d’experts, une chasse au trésor réservée strictement aux meilleurs initiés dans les jeux de rôle, Paranoïa.

Franck Thilliez, un maître de la narration

La sélection est draconienne, et se perd dans des indices troublants, parfois terrorisants, parce que ce jeu est partout et nulle part, mais qu’il s’applique aux souvenirs les plus intimes des joueurs. Une fois qu’ils seront sélectionnés, ces derniers connaîtront la règle principale : « Quoi qu’il arrive, rien de ce que vous allez vivre n’est la réalité. Il s’agit d’un jeu ». La seconde règle est éprouvante : « L’un d’entre vous va mourir ».

Bien évidemment, toutes les critiques n’ont pas manqué de noter une thématique déjà inscrite notamment dans The Game, film de David Fincher (1997), ou dans le roman Shutter Island de Denis Lehanne (2003). Mais la ressemblance s’arrête ici, dans l’écume de l’argument.

Il est impossible d’en dire plus afin de ne strictement rien dévoiler de l’histoire de Puzzle. Tout ce qui peut être dit, c’est que l’auteur fait preuve d’une impressionnante maîtrise de la narration, et qu’il tient la profusion de détails constituant l’intrigue, qui se croisent et se défont sans cesse, jusqu’à la dernière page.

Franck Thilliez : la manipulation du réel

L’univers dépeint résonne avec les peurs du lecteur les plus enfouies. Le monde psychiatrique est vu sous un prisme particulièrement impressionnant et, comme toujours chez Franck Thilliez, fort bien documenté. Sous-jacente, une réflexion sur ce qu’est le réel, ses rapports avec l’imaginaire et ce que Freud appelle le principe de réalité nous rappelle finalement que la vie humaine se passe surtout à l’intérieur, beaucoup plus qu’à l’extérieur… Thilliez redéfinit ici également ce qu’est le temps — une instance purement psychologique ?… — et l’Autre, qui finalement fait partie intimement de soi-même. Ilan, c’est une image très sombre et très enfouie de nous-mêmes, et il semble répondre à la perfection à cette affirmation de Jung selon laquelle « tout homme porte derrière lui la queue d’un saurien »…

Ce thriller à la frontière du jeu et de la chronique psychiatrique, ne peut que transporter le lecteur dans un monde qui continue à perturber bien longtemps après la dernière page. Preuve que ce thriller est en tous points une réussite !…

Pour en savoir plus sur Franck Thilliez

Extrait

Toute l’équipe médicale qui suivait Lucas Chardon s’était réunie autour de son lit. Dès son réveil, on avait retiré les différentes électrodes de l’électro-encéphalogramme fichées sur son cuir chevelu. L’électrocardiogramme et les divers appareils encore reliés à son corps témoignaient d’un état parfaitement stable.
Le patient sanglé aux poignets et aux chevilles manifesta son exaspération.
– Je ne parlerai qu’à ma psychiatre. Les autres, sortez, s’il vous plaît.
La chambre d’hôpital se vida rapidement. Lucas Chardon essaya de redresser la tête mais en fut incapable.
– N’essayez pas, lui dit Sandy Cléor. L’épreuve a été longue et difficile, vos muscles vont avoir besoin de plusieurs jours de rééducation, peut-être même des semaines.
– Et heureusement, les sangles sont là pour m’empêcher de me faire mal, n’est-ce pas ?
La psychiatre s’assit au bord du lit et écarta la mèche châtaine qui masquait le regard de son patient. Pour une fois, cette belle femme aux courts cheveux bruns, d’à peine trente ans, était habillée en civil, débarrassée de cette blouse blanche trop officielle. Cet hôpital public se trouvait à une petite centaine de kilomètres de l’Unité pour Malades Difficiles où elle exerçait.
– Vous savez bien que nous ne pouvons pas faire autrement, Lucas.
– On peut toujours faire autrement.
– Comment vous sentez-vous ?
Le jeune homme tourna la tête vers la seule fenêtre de la chambre. Le ciel était chargé, menaçant. Ses yeux revinrent vers ceux, très bleus, de sa psychiatre.
– Combien de temps avez-vous essayé de me soigner avant mon arrivée ici, docteur Cléor ?
– Vous ne vous le rappelez pas ?
– Comment le pourrais-je ? Ne suis-je pas censé être fou ? Difficile, pour un fou, d’avoir des notions de réalité et de temps, non ?
Cléor ne répondit pas sur-le-champ. Pour une fois, le discours de son patient lui paraissait extrêmement clair et cohérent. Et non agressif
– Quatre mois. Vous êtes resté quatre mois à l’UMD… jusqu’à présent.
– Et vous jugiez les électrochocs vraiment nécessaires ? Vous rendez-vous compte de la douleur que vous m’avez infligée durant toutes ces semaines ? Savez-vous ce que ça fait de recevoir des centaines de volts dans l’organisme ? On a l’impression que les yeux vont vous sortir de la tête, que toutes vos veines vont exploser. Vraiment. E faudrait que vous essayiez, un jour, vous comprendriez. Les psys devraient toujours tester leurs traitements sur eux-mêmes avant de les faire subir aux autres.
Sandy Cléor observa brièvement les sangles qui immobilisaient son patient aux poignets. Il était capable d’agresser quelqu’un en une fraction de seconde. Il l’avait déjà fait, à maintes reprises. La psychose était une maladie perverse, destructrice. Les malades qui en étaient atteints souffraient de sévères hallucinations, d’idées délirantes, et vivaient la plupart du temps dans une réalité parallèle, ce qui rendait toute forme de traitement extrêmement délicate. D’autant plus que Lucas Chardon, paranoïaque même dans ses moments de lucidité, prenait toute tentative de soin ou d’approche du personnel pour une persécution ou une conspiration contre lui.

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