Peut-on tout écrire, en 2014 en France, sans le moindre risque, dans une totale liberté ? La réponse venant immédiatement à l’esprit, c’est « oui« . Au XIXe siècle, beaucoup d’auteurs sont entrés en croisade pour montrer qu’il n’y a aucune morale dans l’art, et qu’il ne doit donc y avoir aucun bâillon concernant la plume d’un écrivain. Le temps où Sade fut embastillé pour mauvaises mœurs est révolu. Celui où Wilde fut lui aussi incarcéré à Reading, pour délit d’homosexualité, se passait dans une Angleterre puritaine fin de siècle et non aujourd’hui dans le pays des Droits de l’Homme. La France et la censure, une longue et souterraine histoire… dont il faut sans doute avoir conscience.
La censure est née en France dans les années de la Renaissance, sous François Ier. Si on s’en souvient, l’affaire des Placards, du nom de ces affiches très subversives qui fleurirent dans tout le royaume de France en octobre 1534, accéléra les problèmes entre un roi catholique et les protestants calvinistes. Ces derniers furent déclarés hérétiques et certains périrent sur le bûcher. On interdit à cette époque toute impression de livre de la part d’imprimeurs protestants insoumis. Ce n’eut guère d’effet, puisqu’on importa les ouvrages protestants de l’étranger… Mais ce fut donc l’Eglise qui fut responsable de la censure. Ce jusqu’à ce que Richelieu, en 1629, s’empare du concept en nommant les premiers censeurs royaux : tout manuscrit candidat à l’impression devait passer par eux. L’édition était devenu un privilège, et le censeur pouvait l’interdire ou exiger de l’auteur des modifications dans le texte.
En 1789, on sait que la Déclaration des Droits de l’Homme hisse la liberté d’expression au centre du débat public (articles 10 et 11).
Art. 10. –
Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.
Art. 11. –
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.
Il faut dire que cela n’empêcha pas, sous la Terreur, le Comité de salut public de sanctionner certaines œuvres. La subtilité induite, par rapport à ce qui se passait auparavant, réside en ce qu’il était devenu impossible d’empêcher l’impression d’un texte… On pouvait par contre la sanctionner a posteriori… C’est ce qui arriva par exemple à notre ami Sade lors de sa détention en asile d’aliénés, à Charenton, au crépuscule de sa vie.
Mais c’est Napoléon, grand spécialiste des droits universels de l’humain comme chacun le sait qui, en 1810, rétablit la censure d’Etat. Il commence par s’attaquer à la liberté de la presse. Il déplace aussi le pouvoir de censure vers la police, qui possède alors le pouvoir de censure a posteriori, c’est-à-dire après publication d’un article ou d’un manuscrit. La police est alors le bras armé d’une politique.
A la fin du XIXe, les procès fleurissent et coûtent cher à certains auteurs, surtout ceux jugés comme anarchistes ou antimilitaristes comme Jean Grave ou Laurent Tailhade par exemple. La plupart des auteurs écrivant sur le Régime utilisent donc des subterfuges insensés pour contourner la censure. Voltaire leur avait déjà montré comment faire… Ceci sera fondamental dans l’art du pamphlet ou la manière dont les écrivains useront de l’arme subtile de l’ironie, ce qui laissera des traces importantes dans l’histoire littéraire ultérieure. Un genre de « french touch », en quelque sorte…
Cette censure d’Etat disparaîtra en 1906, soit presque un siècle plus tard. Cependant, durant les guerres mondiales, l’état de siège provoque de facto un contrôle très sévère de la presse et de l’édition. Ceci peut se comprendre, pour des raisons stratégiques de… manipulation des foules et de leur moral. Mais du moral à la morale, il n’y a qu’un pas. Vite franchi sous Vichy, où on applique la censure dite « préventive », qui permet aux directeurs de journaux de censurer eux-mêmes leurs propres journalistes. La liberté de la presse est dès lors reniée avec force, pour des raisons de morale, de politique et de collaboration…
Heureusement, cet état de fait disparaît en même temps que la Libération… même si l’état moral se perpétue sous d’autres formes, plus proches de préoccupations éthiques pour la jeunesse notamment.
En France, un autre moment fort de l’histoire de la censure se situe lors de la guerre d’Algérie : les journaux qui osent parler de torture sont saisis car ils atteignent encore une fois le moral des armées. Les romans qui dénoncent cette guerre comme ceux de Bachir Boumaza ou d’Henri Alleg sont immédiatement censurés.
La censure est souvent une arme de guerre corrélative à la propagande.
Censure, moralité, deux choses très liées… Ces concepts traversent le XXème siècle et, notamment, se polarisent sur la jeunesse qui doit être protégée contre toute apologie du vice ou de la violence. Il y a là quelque chose d’évident étayé par les Droits de l’Homme.
Dans la même optique, on censure l’incitation à la haine ou à la violence. Des groupes de rap sont parfois encore actuellement sous le joug de cette censure, comme certains humoristes scabreux. Ceci est lié à la loi Gayssot de 1990 qui a pour objet de réprimer tout propos raciste, haineux, xénophobe ou discriminatoire. Cette loi punit aussi le négationnisme à l’encontre des crimes contre l’humanité. La loi du 30 décembre 2004 va également dans ce sens pour protéger contre la haine et la violence ceux qui sont soumis à discrimination à cause de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou de leur handicap. Dès lors, la liberté d’expression doit être régulée par la notion éthique et sous-jacente du respect d’autrui, ce qui est dans le fond là encore conforme aux Droits de l’Homme et du Citoyen. Il est donc ici difficile de parler de censure pure et dure, mais plutôt d’une application stricte de principes éthiques via un bras armé qui soumet la liberté d’expression au Droit.
Pour autant, comme une ancienne survivance, la presse peut encore être soumise à des pressions politiques, ne serait-ce que par l’entremise des actionnaires majoritaires de certains journaux, surtout en périodes d’élection. Les exemples ne manquent pas. Ici, est en cause moins une éthique d’une idéologie.
D’autre part, les ouvrages remettant en cause l’ordre ou la police, comme en 2007 Vos papiers ! Que faire face à la police ? de Clément Schouler et Placid, peuvent aussi être poursuivis par le ministère de l’intérieur. Trouble à l’ordre public, ou trouble à l’ordre établi et appel à la haine ? Ce débat est d’une très grande complexité.
Ce qui reste certain, c’est que la censure n’est donc pas seulement affaire de mœurs ou de respect de la personne humaine. Elle peut parfois rester un moyen de pression institutionnelle contre ceux qui ont l’outrecuidance de remettre en cause l’ordre par subversion, ou même simplement par témoignage. C’est ici que la liberté d’expression peut trouver des limites qui sont éthiquement dérangeantes car elles dépassent le droit pour se heurter à une certaine morale qui n’est, elle, pas promulguée explicitement par l’institution. Or, cette frontière ténue est finalement au centre du débat entre les états démocratiques et les autres. Quel est le seuil d’interprétation et de tolérance entre l’admis et l’interdit, entre l’autorisé et l’abject ?… En théorie, les Droits de l’Homme protègent la liberté d’expression si elle ne trouble pas l’ordre public. Tout est dans ce si, et dans ce que l’on considère justement comme étant l’ordre public…
Par exemple, s’adonner à la description satyrique de son environnement professionnel par le pamphlet est une aventure scripturale pour le moins risquée actuellement en France. Certes, il existe un droit du travail qui ne peut être remis en cause : loyauté, devoir de réserve, sont fondamentaux. D’autre part, la loi protège quiconque, personne morale ou physique, contre les injures publiques et la diffamation, ce qui est fondamental et va dans le sens du respect de l’intégrité de l’individu.
Mais qui la loi protège-t-elle contre les auteurs de pamphlets ?…
C’est la mésaventure qu’a connu Henri Rouant-Pleuret (pseudonyme de Jérôme Morin) avec Abruti de fonctionnaire, sorti en octobre 2011. L’auteur dit avoir subi un enfer en travaillant dans une municipalité de région parisienne. Il y décrit sa vie quotidienne dans l’institution tout en y dénonçant les absurdités, les abus, la violence. L’auteur précise : « Après quatre années de harcèlement moral et une sordide mise au placard, ce livre m’a permis d’exulter la rage et l’incompréhension que j’avais en moi. J’étais en dépression, détruit professionnellement alors que mes états de services (…) étaient irréprochables. Ce livre m’a donc fait du bien. L’écriture m’a permis de survivre. Mais n’oublions pas que d’autres se suicident, dépriment…«
L’auteur a vécu depuis diverses mises à pied disciplinaires (sans salaire) et autres mises en examen. Il n’est pas le seul à avoir vécu cette histoire. Zoé Shepard (pseudonyme) a subi les mêmes tourments lorsqu’elle a publié Absolument dé-bor-dée ! en 2011 également.
Jérôme Morin a persisté et a signé : il a fait rééditer son ouvrage sous le titre explicite On ne réveille pas un fonctionnaire qui dort, aux éditions de l’Archipel, en 2013. Il s’est retrouvé en butte à des ennuis judiciaires et professionnels.
Le livre ne cite jamais l’employeur mis en cause, ni la municipalité, ni la moindre personne existant dans le réel. Il transpose, sous le mode du pamphlet, un état de fait pour mettre en évidence un ressenti et pour faire réfléchir le lecteur sur l’institution. Est-ce un crime de faire réfléchir autrui par l’ironie ? Ceci tombe-t-il sous le coup de la loi concernant la diffamation, la déloyauté, la trahison du devoir de réserve ?
Nous laissons au lecteur de ce blog le soin d’en juger, sachant que cette question d’éthique est vraiment complexe et ne peut pas être lue avec manichéisme. La liberté d’expression peut-elle être ultime lorsqu’elle ne nuit pas à autrui ?
En l’état actuel, ce n’est pas certain…
(D’après Wikipédia)
Comportant 1060 titres, et composée au départ d’ouvrages français et allemands, la liste fut complétée :
Ah, l’écriture !… Et vous, vous rêvez d’écrire ?