Comment aimer Baudelaire ?

Pendant ces vacances, j’ai croisé ma belle-sœur qui m’a avoué détester Baudelaire. Comme un fait exprès, quelques temps auparavant, lors d’un atelier PluMe, une participante m’a dit la même chose. Pour l’une, Baudelaire ne représente rien d’autre qu’un poète parmi d’autres, et encore, peut-être un peu classique, peut-être un peu confus, très académique sûrement. Pour l’autre, Baudelaire est noir foncé, d’une insondable tristesse, et souffre d’une grande attirance pour le morbide. Pourtant, il me paraît possible de faire aimer Baudelaire. Essayons de trouver quelques bonnes raisons 🙂

Baudelaire : une existence en opposition, une conviction contre vents et marées

Baudelaire est peut-être l’un de ces poètes maudits, comme Rimbaud ou Corbière, mais le réduire à cette image est sans doute un peu court… Baudelaire, certes, c’est un auteur à la vie un peu complexe. Mais dans l’histoire littéraire française, il représente une charnière sans équivalent. Il se nourrit de l’esprit du temps fortement immergé dans le romantisme et dans la recherche d’un classicisme certain (puisé aussi dans le Parnasse), mais son écriture d’inscrit avec force dans la modernité – ce terme étant une invention de Baudelaire lui-même !

Ainsi, définir la vie de Baudelaire, c’est sans doute l’inscrire dans l’opposition. Opposition à un système – il se fait exclure de Louis-Legrand, il se rend à Maurice et à la Réunion sur l’ordre de son beau-père honni après avoir eu son baccalauréat de justesse, il s’éprend à son retour d’une belle métisse (Jeanne Duval, la Vénus Noire) qui ne tardera pas à l’éconduire… Bref, sa jeunesse est tourmentée. Il commence sa carrière littéraire comme critique d’art et de littérature, et prendra notamment fait et cause pour Balzac lorsque ce dernier sera excessivement critiqué pour le prétendu maniérisme de son écriture. Il s’adonnera aux paradis artificiels avec le parnassien Louis Ménard, découvrant ici un nouvel imaginaire ainsi qu’une colique légendaire. Du haschisch, il passera au laudanum (opium) afin de soulager les maux occasionnés par la syphilis que lui aurait transmis Sarah la Louchette, une jeune prostituée qu’il fréquentait pour oublier Jeanne Duval. Ici, on voit une opposition forte entre réel et imaginaire.

Baudelaire : la révolte par la révolte

Républicain, il ira sur les barricades de 1848 et se trouvera aux côtés de Flaubert et de Victor Hugo pour critiquer Napoléon III. Il sera donc engagé. Son œuvre ne fera pas l’unanimité, loin de là : on déplorera le choix de ses thématiques,  ainsi que son tour stylistique trop classique. La presse déclarera une véritable kabbale contre Les Fleurs du mal où on proclamera Baudelaire fou à lier. Un procès sera engagé contre ce recueil de poésies pour ‘offense à la morale religieuse’, et ‘outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs’, procès que Baudelaire perdra. Il devra s’acquitter d’une lourde amende, ainsi que son éditeur qui devra retirer six poèmes des Fleurs du mal. Visant l’Académie française, il n’y sera jamais élu. Très endetté, il s’exilera à Bruxelles où il tentera de survivre en faisant des conférences de critique d’art qui ne feront venir personne.

En 1866, Baudelaire fera une attaque qui le laissera diminué. Il mourra de la syphilis en 1867, sans avoir pu achever une édition des Fleurs du mal telle qu’il la souhaitait. Il sera enterré au cimetière Montparnasse dans la même tombe que sa mère et que son beau-père tant détesté, le général Aupick.

Une révision du procès des Fleurs du mal tentée en 1929 n’aboutira jamais. Il faudra attendre la loi de 1946 et une révision du procès en 1949 pour  que la Cour énonce : « les poèmes faisant l’objet de la prévention ne renferment aucun terme obscène ou même grossier et ne dépassent pas, en leur forme expressive, les libertés permises à l’artiste ; que si certaines peintures ont pu, par leur originalité, alarmer quelques esprits à l’époque de la première publication des Fleurs du Mal et apparaître aux premiers juges comme offensant les bonnes mœurs, une telle appréciation ne s’attachant qu’à l’interprétation réaliste de ces poèmes et négligeant leur sens symbolique, s’est révélée de caractère arbitraire ; qu’elle n’a été ratifiée ni par l’opinion publique, ni par le jugement des lettrés ».

Baudelaire fut de son vivant tellement pauvre et endetté qu’il habita une quarantaine d’appartements différents, devant souvent déménager à la cloche de bois pour fuir ses créanciers.

Baudelaire : le scandale de la beauté

Que penser de tout cela ? Baudelaire fait partie de ceux qui ont milité toute leur existence pour détacher l’art de toute connotation morale. La recherche de la beauté est scandaleuse, elle passe par des chemins détournés et ne s’inscrit pas dans le sens commun. L’écriture est donc parfaitement déculpabilisée, elle vaut par et pour elle-même. La beauté n’est pas la vérité. Et si l’horreur de vivre, le spleen, l’ennui, la mort font partie du quotidien, c’est au poète de les transcender pour en trouver la beauté, même celle qui rend fou. Comme Baudelaire le souligne, il a pris de la boue et en a fait de l’or.

La poésie est violence et partage. Non pas partage de mots gratuits, mais partage de l’essence la plus profonde d’une âme. Cette connivence entre le poète et le lecteur est également un trait fondamental de la modernité : le lecteur n’est plus contemplateur, mais acteur. Il recrée en son for intérieur ce que le poète ressent du monde, il communie avec lui, il recrée l’œuvre pour la faire vivre. Or, cette œuvre n’est ni morale, ni édificatrice : elle se nourrit du réel et du désir. Elle met l’homme au centre du débat, y compris ses vices, ses pulsions, ses fantasmes. Elle assume l’homme dans son entier et comme telle préfigure finalement l’instance de l’inconscient freudien.

Baudelaire ni académique, ni morbide : profondément homme

Ceci répond donc à la question de savoir si Baudelaire est un poète académique. En tant que défendant une vision du monde et de la création opposée à la vision commune, il ne l’est strictement pas.

Ceci répond aussi à la question de savoir si Baudelaire est un poète morbide. Comme assumant tous les traits constitutifs de l’homme, il ne fait que s’appuyer sur une réalité en transcendant la laideur. Utiliser une poétique du scandale pour trouver la beauté n’a rien de morbide, c’est une quête artistique au contraire annonçant tout le XXe siècle littéraire français.

Baudelaire est-il cet auteur pénible dont on doit apprendre par cœur, au lycée, « Harmonie du soir », « L’Homme et la mer » ou « Correspondances » afin de savoir comment sont constitués un sonnet classique ou un pantoum ?

Bien sûr que son écriture respecte à la lettre les règles de versification classique – et encore, en étudiant les choses de près, on se rend vite compte qu’il y a chez Baudelaire un grand nombre non pas d’erreurs, mais de licences poétiques. Pourtant, Baudelaire est aussi l’un des premiers à créer des poèmes en proses et à utiliser le vers libre, ce qui l’inscrit éminemment dans la modernité et ce qui annonce là aussi le XXe siècle (qui commence en littérature française en 1913 avec Alcools d’Apollinaire.)

Mais Les Fleurs du mal ne se résument pas à trois poèmes. Il s’agit d’un recueil extrêmement cohérent, qui possède un fil narratif. En opposition contre le positivisme d’Auguste Comte, Baudelaire affirme la primauté de l’imaginaire et des sens pour non pas comprendre, mais pour s’inscrire dans le monde.

Baudelaire : l’écriture-même de la modernité

Aussi, la poésie est un objet aussi réel que le réel lui-même, puisque l’homme ne voit du réel que ce que ses sens lui en offrent. Les Fleurs du mal sont une recherche, une quête, cherchant à dévoiler ce réel et donc l’homme lui-même dans ce qu’il a de plus profond, de plus caché. Face aux manques du réel affligeant l’homme, Baudelaire reconstruit un monde idéal, un univers viable et sans morale, permettant l’assouvissement du désir de dépasser notamment la mort par la beauté. Mais hélas, ni l’assouvissement charnel, ni l’assouvissement de l’imaginaire par les paradis artificiels, ne peuvent dépasser la laideur du réel. Et cette beauté tant recherchée, même embrassée, pousse à la révolte. Et cette révolte, annonçant l’absurde camusien, mène nécessairement à la mort non comme fin de tout, mais comme consolation et porte vers l’inconnu.

Cette quête profonde, magnifique dans son désespoir, est sans doute unique dans l’histoire de la littérature. Elle annonce Nerval, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Valéry. Elle annonce aussi Apollinaire. Elle est le point d’orgue de la fin du XIXe et annonce le XXe siècle avec force. Surtout, elle sublime la laideur pour en faire un scandale créatif qui orientera le travail scriptural vers une recherche intime de l’humain débarrassé de toutes les scories de la morale et de la religion.

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Le Voyage

 

À Maxime Du Camp.

                                     I

Pour l’enfant, amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit.
Ah ! que le monde est grand à la clarté des lampes !
Aux yeux du souvenir que le monde est petit !

Un matin nous partons, le cerveau plein de flamme,
Le cœur gros de rancune et de désirs amers,
Et nous allons, suivant le rythme de la lame,
Berçant notre infini sur le fini des mers :

Les uns, joyeux de fuir une patrie infâme ;
D’autres, l’horreur de leurs berceaux, et quelques-uns,
Astrologues noyés dans les yeux d’une femme,
La Circé tyrannique aux dangereux parfums.

Pour n’être pas changés en bêtes, ils s’enivrent
D’espace et de lumière et de cieux embrasés ;
La glace qui les mord, les soleils qui les cuivrent,
Effacent lentement la marque des baisers.

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons,
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent,
Et sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Ceux-là, dont les désirs ont la forme des nues,
Et qui rêvent, ainsi qu’un conscrit le canon,
De vastes voluptés, changeantes, inconnues,
Et dont l’esprit humain n’a jamais su le nom !

II

Nous imitons, horreur ! la toupie et la boule
Dans leur valse et leurs bonds ; même dans nos sommeils
La Curiosité nous tourmente et nous roule,
Comme un Ange cruel qui fouette des soleils.

Singulière fortune où le but se déplace,
Et, n’étant nulle part, peut être n’importe où !
Où l’Homme, dont jamais l’espérance n’est lasse,
Pour trouver le repos court toujours comme un fou !

Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie ;
Une voix retentit sur le pont : « Ouvre l’œil ! »
Une voix de la hune, ardente et folle, crie :
« Amour… gloire… bonheur ! » Enfer ! c’est un écueil !

Chaque îlot signalé par l’homme de vigie
Est un Eldorado promis par le Destin ;
L’Imagination qui dresse son orgie
Ne trouve qu’un récif aux clartés du matin.

Ô le pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?

Tel le vieux vagabond, piétinant dans la boue,
Rêve, le nez en l’air, de brillants paradis ;
Son œil ensorcelé découvre une Capoue
Partout où la chandelle illumine un taudis.

III

Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.

Dites, qu’avez-vous vu ?

IV

« Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus beaux paysages,
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !

— La jouissance ajoute au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès ? — Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;

Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. »

V

Et puis, et puis encore ?

VI

« Ô cerveaux enfantins !

Pour ne pas oublier la chose capitale,
Nous avons vu partout, et sans l’avoir cherché,
Du haut jusques en bas de l’échelle fatale,
Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché :

La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,
Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;
L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,
Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout ;

Le bourreau qui jouit, le martyr qui sanglote ;
La fête qu’assaisonne et parfume le sang ;
Le poison du pouvoir énervant le despote,
Et le peuple amoureux du fouet abrutissant ;

Plusieurs religions semblables à la nôtre,
Toutes escaladant le ciel ; la Sainteté,
Comme en un lit de plume un délicat se vautre,
Dans les clous et le crin cherchant la volupté ;

L’Humanité bavarde, ivre de son génie,
Et, folle maintenant comme elle était jadis,
Criant à Dieu, dans sa furibonde agonie :
« Ô mon semblable, ô mon maître, je te maudis ! »

Et les moins sots, hardis amants de la Démence,
Fuyant le grand troupeau parqué par le Destin,
Et se réfugiant dans l’opium immense !
— Tel est du globe entier l’éternel bulletin. »

VII

Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !

Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs sans répit,

Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme : il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.

Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le cœur joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ! »

À l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton cœur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous baisions les genoux.

VIII

Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons !

Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !

 

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