Le thème de la femme fatale parcourt la littérature depuis Le Moine de Lewis, publié en 1796. Si cela ne date pas d’hier, il faut reconnaître que ce motif imaginaire est beaucoup plus ancien, puisqu’il écorchait déjà les fantasmes des gnostiques au Ier siècle de notre ère. Le XIXe siècle littéraire s’est emparé de la femme fatale pour lui donner ses lettres de noblesse et pour en faire une figure… du scandale de la modernité. Voici donc quelques explications sur l’un des mythes les plus porteurs de la littérature romanesque.
Si la femme fatale la plus simple, voire la plus caricaturale, se contente d’utiliser ses appas pour charmer et perdre les hommes, il va de soi que cette définition est un peu courte. Bien sûr, la femme fatale a un appétit sexuel débordant, insatiable, et sa beauté est transcendante. Séductrice, charmeuse, menteuse, elle est aussi et surtout une victime et agit par vengeance envers les hommes.
Les femmes fatales naissent avec la religion. Ishtar, la déesse verte sumérienne, Lilith, dans la gnose, Hélène dans la tragédie grecque sont parmi les mères des femmes fatales modernes.
Lilith, par exemple. C’est un mythe sumérien repris par la kabbale juive, et qu’on trouve également dans le Talmud et le Zoar. Adam a été créé au Paradis terrestre par Dieu à partir de la terre du sol. On pense souvent qu’Eve est la première femme de l’humanité. On sait, par la Genèse dans la Bible, qu’elle est créée à partir d’une côte d’Adam. Mais en fait, ce qu’on sait moins, c’est qu’une femme est créée en même temps qu’Adam, avant Eve, à partir de la même terre. De ce fait, Lilith se considère comme l’égale d’Adam. Lorsque ce dernier veut la prendre, elle refuse d’être soumise et de se tenir sous lui. Ceci entraîne une grande dispute aux conséquences fâcheuses : elle invoque le nom interdit de l’Éternel et part du Paradis. Dieu essaie de la convaincre de revenir par l’intermédiaire de trois anges, mais Lilith refuse la position inférieure qui lui est proposée au sein du couple : elle ne se pliera jamais au désir de l’homme, ni même, par rebond, à celui de Dieu. Ce dernier décide pour la punir de tuer tous les enfants qu’elle tentera de mettre au monde. Privée de sa féminité primale, Lilith, pour se venger et déguisée en serpent, convaincra Eve, la soumise, de manger du fruit de la science et de la connaissance. Ceci provoquera la chute d’Adam et Eve chassés du paradis terrestre. Eve, punie, devra subir les douleurs de l’enfantement et mènera une vie de labeur pour subsister. Plus grave, les humains seront désormais mortels.
Lilith n’ayant pas subi la Chute, elle reste immortelle. S’alliant avec le démon Samaël qui n’est pas un humain – avec lequel elle aura une lignée d’enfants, puisque la punition divine ne concerne pas les démons – elle passera son éternité à se venger du premier homme en les séduisant tous, les rendant fous de désir avant de se refuser à eux.
Les attributs de Lilith se retrouvent dans toute femme fatale. Rousse aux yeux verts, d’une beauté profonde, elle se transforme successivement en Dalila, en Salomé, en Hélène de Troie, en Aphrodite, en Circé, en Sphinx, en Cléopâtre ou en Reine de Saba. Il est difficile voire impossible de dresser une liste exhaustive.
Car ce mythe est relayé dès le Moyen-Âge, notamment dans le cycle arthurien, sous les traits de la Fée Morgane. Puis il parcourt sans cesse la littérature jusqu’à Lewis et Le Moine. Ce roman excessivement subversif, censuré à sa sortie, décrit en 1796 les affres du moine Ambrosio qui va bientôt devoir choisir entre son amour divin sans limite et la sublime Mathilde. Sans trop dévoiler l’intrigue, il suffit de savoir que notre moine ne tardera pas à vendre son âme au diable…
Une fois ce motif particulièrement bien installé dans la littérature, sans nul doute grâce au scandale qu’il provoque, il sera repris à de très nombreuses occasions sous les traits d’une femme aux noms différents, mais qui reste une métamorphose du même.
De la Salomé d’Oscar Wilde à l’Hérodiade de Flaubert en passant par la Thaïs d’Anatole France, la Vénus baudelairienne, la Véra de l’Isle Adam ou la Clara d’Octave Mirbeau, jusqu’à la Moïra de Julien Green, la femme fatale obsède la littérature du XIXe siècle jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Par exemple, en 1896, on peut recenser plus de 2700 sonnets écrits sur Salomé par une cohorte d’auteurs qui ne se sont évidemment pas concertés sur le sujet…
Ceci s’explique par le fait que la littérature est le témoin de l’esprit d’un temps. Or, en ce XIXe siècle, il existe un vaste chaos politique et moral qui, depuis la Révolution française, épuise les Français. Entre l’extrême-gauche (la Commune, la classe ouvrière urbaine créée par la révolution industrielle) et l’extrême-droite (le boulangisme, l’Affaire Dreyfus, l’Action Française), les scandales à répétition (Panama, la guerre du Maroc…) et l’instabilité politique amenant à une scission profonde de la société entre les nostalgique du IInd Régime et les partisans d’une république laïque, rares sont ceux qui savent sur quel pied danser. Et la littérature elle même pétrie de ce nouveau darwinisme qui décale toutes les valeurs, d’exotisme (issu des Colonies et de la découverte scientifique), d’universalisme et d’idéalisme, met en scène des situations qui témoignent par la fiction et la mise en scène de l’imaginaire de ce chaos social et moral.
En somme, le motif de la femme fatale tombe à point nommé pour exprimer toutes les contradictions du temps.
La femme fatale investit justement la littérature pour son allure sulfureuse et scandaleuse. La mettre en scène, c’est récriminer d’une manière subversive contre l’ordre établi. C’est réclamer le droit de faire de l’art pour l’art au-delà et en-deçà de toute problématique morale, religieuse ou sociale. Et lorsque Gustave Moreau, le peintre décadent, montre une Salomé dansant de manière triomphale devant la tête coupée de Jean le Baptiste, il montre surtout le scandale de l’art et de la pure beauté dansant devant la vieille école ourlée de morale chrétienne qui exige le retour à une morale sans concession. La Querelle du Disciple entre Anatole France et Paul Bourget occupera à cette époque, sur ce sujet et de manière révélatrice, la France entière pendant plus d’un an ! Non que la question soit secondaire : au contraire, elle est révélatrice de l’esprit du temps et du besoin de trouver une voie pour dépasser les méandres d’un quotidien difficile à vivre pour tout le monde parce qu’il change de repères.
La femme fatale prend donc une substance fortement symbolique qui cherche à éliminer les chrétiens et leur morale de l’équation sociale, elle qui appelle au retour de la monarchie et de l’ordre de l’ancien régime.
Mais plus loin, elle ne tarde pas à incarner des valeurs particulièrement subversives, qui montrent que l’ordre universel est issu non du dieu chrétien, mais bien des pulsions humaines et du désir. Aller à l’encontre du désir, c’est nier à l’homme son existence dans le monde, c’est nier la libre pensée. C’est nier l’héritage des Lumières et de la Révolution française. C’est nier la liberté d’être au monde, c’est nier la liberté, tout simplement.
Il est intéressant de voir que c’est une femme qui incarne ces valeurs symboliques si profondes et si françaises, mais est-ce si surprenant, dans un pays qui a fait de Marianne son incarnation, et de la Semeuse la plus forte vision de son avenir ?…
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