Après avoir subit les affres et les outrances du surréalisme, le roman se retrouve en France morcelé, amoindri et fort perdu. Car oui, on a la sensation, en ce début des années 60, d’avoir entièrement fait le tour de la question. On a tout dit, tout écrit, tout épuisé. En jazz, le free laisse ce même sentiment d’amertume, tout comme en musique contemporaine la musique concrète, en peinture les nouveaux courants abstraits, et en architecture les courants issus de la Charte d’Athènes. On est en recherche de repères et on se demande comment contourner la difficulté. C’est alors que surgit, sous la houlette de l’éditeur Editions de Minuit, un certain nombre d’écrivains qui tentent de sortir de l’ornière.
Nathalie Sarraute, dans L’Ère du soupçon (1956), résume bien la situation :
Un soupçon pèse sur les personnages de roman. Le lecteur et l’auteur en sont arrivés à éprouver une méfiance mutuelle. Depuis Proust, Joyce et Freud le lecteur en sait trop long sur la vie psychologique. Il a tendance à croire qu’elle ne peut plus être révélée, comme au temps de Balzac, par les personnages que lui propose l’imagination de l’auteur. Il leur préfère le « fait vrai ». Le romancier, en revanche, est persuadé qu’un penchant naturel pousse le lecteur à trouver, dans un roman, des « types », des caractères, au lieu de s’intéresser surtout à cette matière psychologique anonyme sur laquelle se concentrent aujourd’hui les recherches de l’auteur. Aussi celui-ci s’acharne-t-il à supprimer les points de repère, à « dépersonnaliser » ses héros.
Alain Robbe-Grillet, dans Pour un nouveau roman, en 1963, enfonce le clou. Il y dénonce la forme classique du roman, et notamment l’idée que c’est l’intrigue et la profondeur psychologique des personnages qui sont l’argument principal du genre. Il souhaite que le roman, désormais, soit un terrain d’interrogation pour une vision du monde. Le narrateur et sa position dans la narration réinvestissent le texte, et ce de manière différente selon les auteurs, voire les romans eux-mêmes. Le roman est appelé comme devant devenir un art conscient de lui-même.
Le projet sous-jacent de ce constat est de s’interroger sur l’écriture afin de la renouveler. Peu de temps auparavant, OULIPO avec Perec ou Soupault notamment, tente la même démarche avec l’écriture à contraintes. Ainsi, dans Les Choses de Perec (1965), on voit les objets de la consommation quotidienne devenir les véritables personnages du roman.
Nathalie Sarraute, L’Ere du soupçon, 1956
Ce que [le lecteur] a appris, chacun le sait trop bien, pour qu’il soit utile d’insister. II a connu Joyce, Proust et Freud; le ruissellement, que rien au-dehors ne permet de déceler, du monologue intérieur, le foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l’inconscient. II a vu tomber les cloisons étanches qui séparaient les personnages les uns des autres, et le héros de roman devenir une limitation arbitraire, un découpage conventionnel pratiqué sur la trame commune que chacun contient tout entière et qui capte et retient dans ses mailles innombrables tout l’univers. Comme le chirurgien qui fixe son regard sur l’endroit précis où doit porter son effort, l’isolant du corps endormi, il a été amené à concentrer toute son attention et sa curiosité sur quelque état psychologique nouveau, oubliant le personnage immobile qui lui sert de support de hasard. II a vu le temps cesser d’être ce courant rapide qui poussait en avant l’intrigue pour devenir une eau dormante au fond de laquelle s’élaborent de lentes et subtiles décompositions; il a vu nos actes perdre leurs mobiles courants et leurs significations admises, des sentiments inconnus apparaître et les mieux connus changer d’aspect et de nom.
II a si bien et tant appris qu’il s’est mis à douter que l’objet fabriqué que les romanciers lui proposent puisse receler les richesses de l’objet réel. Et puisque les auteurs qui pratiquent la méthode objective prétendent qu’il est vain de s’efforcer de reproduire l’infinie complexité de la vie, et que c’est au lecteur de se servir de ses propres richesses et des instruments d’investigation qu’il possède pour arracher son mystère à l’objet fermé qu’ils lui montrent, il préfère ne s’efforcer qu’à bon escient et s’attaquer aux faits réels.
Ce décalage amène à des œuvres réinvestissant les codes du roman d’une manière se voulant inédite. Les personnages s’estompent, sont inutiles, sont désignés un peu comme chez Kafka et son Joseph K. par des initiales. Ceci a pour effet de remettre le lecteur au centre du processus littéraire. L’objectif du travail de l’écrivain est d’intégrer le lecteur dans un processus de co-création en lui offrant les codes non plus du roman, mais de sa propre culture.
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, 1963
Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! Et ça ne semble, hélas, pas près de finir. Cinquante années de maladie, le constat de son décès enregistré à maintes reprises par les plus sérieux essayistes, rien n’a encore réussi à le faire tomber du piédestal où l’avait placé le XIXe siècle. C’est une momie à présent, mais qui trône toujours avec la même majesté quoique postiche au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle. C’est même là qu’elle reconnaît le « vrai » romancier : « il crée des personnages »…
Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel : Balzac nous a laisséLe Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour auxKaramazov, écrire des romans ne peut plus donc être que cela : ajouter quelques figures modernes à la galerie de portraits que constitue notre histoire littéraire.
Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n’est pas unilquelconque, anonyme et translucide, simple sujet de l’action exprimée par le verbe. Un personnage doit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir des parents, une hérédité. Il doit avoir une profession. S’il a des biens, cela n’en vaudra que mieux. Enfin il doit posséder un « caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Son caractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Son caractère permet au lecteur de le juger, de l’aimer, de le haïr. C’est grâce à ce caractère qu’il léguera un jour son nom à un type humain, qui attendait, dirait-on, la consécration de ce baptême.
Car il faut à la fois que le personnage soit unique et qu’il se hausse à la hauteur d’une catégorie. Il lui faut assez de particularité pour demeurer irremplaçable, et assez de généralité pour devenir universel. On pourra, pour varier un peu, se donner quelque impression de liberté, choisir un héros qui paraisse transgresser l’une de ces règles : un enfant trouvé, un oisif, un fou, un homme dont le caractère incertain ménage çà et là une petite surprise… On n’exagérera pas, cependant, dans cette voie : c’est celle de la perdition, celle qui conduit tout droit au roman moderne.
Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point aux normes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dansLa Nauséeou dansL’Étranger ? Y a-t-il là des types humains ? Ne serait-ce pas au contraire la pire absurdité que de considérer ces livres comme des études de caractère ? Et Le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ? Croit-on d’ailleurs que c’est par hasard que ces trois romans sont écrits à la première personne ? Beckett change le nom et la forme de son héros dans le cours d’un même récit. Faulkner donne exprès le même nom à deux personnes différentes. Quant au K. duChâteau, il se contente d’une initiale, il ne possède rien, il n’a pas de famille, pas de visage ; probablement même n’est-il pas du tout arpenteur.
On pourrait multiplier les exemples. En fait, les créateurs de personnages, au sens traditionnel, ne réussissent plus à nous proposer que des fantoches auxquels eux-mêmes ont cessé de croire. Le roman de personnages appartient bel et bien au passé, il caractérise une époque : celle qui marqua l’apogée de l’individu.
Peut-être n’est-ce pas un progrès, mais il est certain que l’époque actuelle est plutôt celle du numéro matricule. Le destin du monde a cessé, pour nous, de s’identifier à l’ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques familles. Le monde lui-même n’est plus cette propriété privée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie, qu’il s’agissait moins de connaître que de conquérir. Avoir un nom, c’était très important sans doute au temps de la bourgeoisie balzacienne. C’était important, un caractère, d’autant plus important qu’il était davantage l’arme d’un corps-à-corps, l’espoir d’une réussite, l’exercice d’une domination. C’était quelque chose d’avoir un visage dans un univers où la personnalité représentait à la fois le moyen et la fin de toute recherche.
Notre monde, aujourd’hui, est moins sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu’il a renoncé à la toute-puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puisqu’il regarde au-delà. Le culte exclusif de « l’humain » a fait place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropocentriste. Le roman paraît chanceler, ayant perdu son meilleur soutien d’autrefois, le héros. S’il ne parvient pas à s’en remettre, c’est que sa vie était liée à celle d’une société maintenant révolue. S’il y parvient, au contraire, une nouvelle voie s’ouvre pour lui, avec la promesse de nouvelles découvertes.
Insécurité, malaise, discontinuité sont au centre du Nouveau Roman, et traduisent ce qui est ressenti après la seconde guerre mondiale sur l’ordre nouveau et déroutant qui s’ouvre alors. Remettre en cause la continuité littéraire, c’est s’ancrer (« s’encrer » comme le dit Sarraute) dans un temps spécifique et complexe, qui interroge voire qui inquiète.
Pour autant, si la démarche est louable comme dans tout processus de recherche – y compris de soi-même – il faut reconnaître que les œuvres issues du Nouveau Roman « compilent » bien souvent des procédés littéraires beaucoup plus anciens. Le grand Joris-Karl Huysmans démontre déjà à la fin du XIXe siècle que l’intrigue n’est pas indispensable au roman (A Rebours). Kafka montre lui aussi au début du XXe que le personnage n’a pas besoin d’avoir une catégorisation précise pour être efficace (Joseph K. dans Le Procès). Proust et Joyce ont depuis longtemps déstructuré le fil linéaire du récit, et le réalisme est mort avec le courant absurde (voir Ionesco ou Beckett notamment).
La naissance du vers libre