Il est des auteurs qu’il est de bon ton de citer, de connaître et d’aimer. Proust est de ceux-ci. Du Côté de chez Swann vient de fêter ses cents ans. Pourtant, outre la célébrissime petite madeleine, on a parfois du mal à avouer que cette lecture est réputée tellement complexe que l’on n’a rien lu vraiment de Proust. Alors, qu’en est-il un siècle après ? Faut-il lire Proust ?
Dans les milieux littéraires, on connaît souvent Proust par snobisme, il faut l’avouer. Certains sont pourtant très sincèrement passionnés par cette gigantesque fresque qu’est À la recherche du temps perdu. Ses sept opus figurent parmi les 100 meilleurs livres de tous les temps (pour autant que ce genre de classement ait un sens). Mais en réalité, très peu nombreux sont ceux qui ont eu le courage de lire vraiment cet auteur. Pourquoi ?
Sept romans épais qui comportent chacun un puzzle de souvenirs et mettant en jeu des dizaines de personnages. Une temporalité tordue, qui ne suit pas vraiment le sens chronologique du temps habituellement admis. Une écriture impressionniste, qui suit une logique imperturbable mais pas nécessairement simple à intégrer. Une introspection infiniment profonde qui frise l’auto-analyse et l’égocentrisme, ponctuées de rêveries délicates et parfois maniérées. Et des phrases aux constructions complexes, réputées pour être très très longues.
Oui, ceci a de quoi effrayer. Et les premières lignes de la Recherche ne sont pas rassurantes. Il faut un certain temps pour rentrer dedans.
C’est La Recherche qui inaugure le roman moderne. Ce n’est plus l’intrigue qui est au centre de l’œuvre, mais l’analyse psychologique et la quête de soi. Or, pour y arriver, Proust utilise des techniques littéraires inédites, qui dépassent les éléments narratifs habituels. Rêveries, correspondances entre les choses, sensations, l’écriture proustienne est très poétique. Sa quête aux souvenirs déforme le monde tout en lui donnant un sens, et c’est l’écart entre ce sens, cette vision du monde et le quotidien qui offre une substance incomparable à l’écriture de Proust.
Ainsi, aussi étrange que cela puisse paraître, il n’est pas besoin de lire Proust de la première à la dernière page. Son écriture fonctionnant par épisodes, dévoilements successifs et fulgurances, il est possible de lire chaque passage séparément.
Le style, si complexe en apparence, porte finalement très finement et précisément cette vision du monde et le rythme, les sons, les images véhiculés, permettent de s’immerger dans cet univers avec efficacité.
Surtout, Proust est sans doute l’un des premiers auteurs à s’interroger sur le temps. Cet élément, qui nous constitue, est une fuite sans cesse renouvelée et donne lieu au sentiment de l’absurde, du néant et de la mort. Finalement, nous n’existons qu’à travers notre passé. Mais nos souvenirs sont enfouis, déformés et déformants. Si le présent est insaisissable, seul le temps perdu a une valeur. On ne vit qu’à travers des réminiscences. Le quotidien est fragmenté, le souvenir seul donne sens et unité à une vie.
Cette appréhension du temps tendue entre Héraclite et Bergson, est résolument moderne. Tout comme la manière dont l’amour est dépeint, ne se réalisant que dans le manque, l’absence, la frustration et le vide.
Proust est donc toujours d’actualité. Sa vision du monde s’inscrit parfaitement dans les préoccupations actuelles. Et une fois passée la légitime crainte que l’on peut ressentir face à ce monument aux phrases si complexes, on se laisse vraiment porter par un imaginaire très subtil, fin et qui résonne nécessairement avec nos propres appréhensions du monde et du temps.
L’une des manières de lire Proust est d’ouvrir l’un des sept opus de La Recherche au hasard, de commencer un chapitre et de laisser la magie opérer…
J’entendais le grondement de mes nerfs dans lesquels il y avait du bien-être indépendant des objets extérieurs qui peuvent en donner et que le moindre déplacement que j’occasionnais à mon corps, à mon attention, suffisait à me faire éprouver, comme à un oeil fermé une légère compression donne la sensation de la couleur. J’avais déjà bu beaucoup de porto, et si je demandais à en prendre encore, c’était moins en vue du bien-être que les verres nouveaux m’apporteraient que par l’effet du bien-être produit par les verres précédents. Je laissais la musique conduire elle-même mon plaisir sur chaque note où, docilement, il venait alors se poser. Si, pareil à ces industries chimiques grâce auxquelles sont débités en grandes quantités des corps qui ne se rencontrent dans la nature que d’une façon accidentelle et fort rarement, ce restaurant de Rivebelle réunissait en un même moment plus de femmes au fond desquelles me sollicitaient des perspectives de bonheur que le hasard des promenades ne m’en eût fait rencontrer en une année ; d’autre part, cette musique que nous entendions – arrangements de valses, d’opérettes allemandes, de chansons de cafés-concerts, toutes nouvelles pour moi – était elle-même comme un lieu de plaisir aérien superposé à l’autre et plus grisant que lui. Car chaque motif, particulier comme une femme, ne réservait pas comme elle eût fait, pour quelque privilégié, le secret de volupté qu’il recélait : il me le proposait, me reluquait, venait à moi d’une allure capricieuse ou canaille, m’accostait, me caressait, comme si j’étais devenu tout d’un coup plus séduisant, plus puissant ou plus riche ; je leur trouvais bien, à ces airs, quelque chose de cruel ; c’est que tout sentiment désintéressé de la beauté, tout reflet de l’intelligence leur étaient inconnus ; pour eux le plaisir physique existe seul. Et ils sont l’enfer le plus impitoyable, le plus dépourvu d’issues pour le malheureux jaloux à qui ils présentent ce plaisir – ce plaisir que la femme aimée goûte avec un autre – comme la seule chose qui existe au monde pour celle qui le remplit tout entier.
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