Franchement, personne ne se pose la question de savoir quel temps utiliser lorsqu’on veut raconter une histoire. Ceci peut sembler une chose particulièrement secondaire, voire triviale. Cependant, il suffit de se lancer dans l’écriture d’une nouvelle ou d’un roman, voire d’un simple souvenir, pour comprendre finalement que cet aspect scriptural est essentiel. Un récit au passé n’est-il pas un peu compassé ?… Un récit au présent, n’est-ce pas plus facile à mener ? Et pourquoi pas un récit au futur pour un texte utopique ? De fait, il existe beaucoup d’idées reçues sur ce sujet épineux, qui a fait noircir des centaines de pages en stylistique. Voici quelques pistes de réflexion à creuser…

En français, un auteur a beaucoup de choix qui s’offrent à lui pour composer un récit. L’une des règles fondamentales à respecter est pourtant d’assurer la cohérence de son ouvrage. Et c’est ici que les ennuis commencent. Une histoire se déroule à un temps donné. Il y a vingt ans. Sur une durée de deux mois. Et il existe une situation initiale, qui a eu lieu avant la situation finale et qui a donné lieu à une série d’événements, qui se sont écoulés dans l’ordre chronologique.

Le temps : une vraie question de narration

Ceci paraît enfoncer une porte ouverte. Oui mais voilà, cette temporalité n’a rien à voir avec le temps de la narration. Le narrateur peut tout à fait raconter cette histoire dans le désordre, en commençant par exemple par la fin, et en assortissant son récit de nombreux flash-back. On se rend bien compte dès lors que le lecteur va avoir à faire avec cette temporalité de la narration, et non avec la temporalité chronologique. Et ceci est fondamental pour que l’auteur puisse assurer sa mission jusqu’au bout : dévoiler cette histoire au fur et à mesure. C’est en choisissant le tempo et l’ordre de ce dévoilement que l’auteur accroche le lecteur. C’est dire si la narration est essentielle, centrale dans l’écriture d’une fiction.

Le temps de la narration est donc le temps fondamental du roman. Or, ce temps est exprimé d’une manière spécifique, notamment en utilisant certains temps grammaticaux, présent ou passé.

Ceci dit, on n’utilise justement pas ces temps grammaticaux d’une manière anodine, pour tout placer dans le passé ou le présent. Ce serait trop simple.

De manière sous-jacente, les temps grammaticaux comportent une notion essentielle qui nous intéresse ici, l’aspect. Une action, qu’elle se déroule dans le passé, dans le présent ou dans le futur, peu importe, peut être achevée dans le temps, ou en cours d’accomplissement. Elle peut être longue ou courte.

D’une action qui est achevée, on parle d’aspect accompli. D’une action au contraire inachevée, on parle d’aspect inaccompli. C’est la raison pour laquelle décrire une action au passé en utilisant l’imparfait, le passé simple ou le passé composé, ne donne pas le même sens à cette action. C’est ce que nous allons voir immédiatement.

La narration ultérieure : les temps du passé

En littérature, tout n’est qu’une question de points de vue. Si un narrateur raconte son histoire au passé, c’est qu’il se place d’une manière ultérieure à l’action, et qu’il est donc apte à retracer toute l’histoire dans l’ordre qu’il souhaite parce que le temps où il raconte l’histoire n’est pas le même que le temps de l’histoire. Dès lors, il va utiliser les différents temps du passé afin de donner un aspect accompli ou inaccompli à l’action.

Le passé simple est le temps des actions achevées ou accomplies. Chaque action est précisément délimitée dans le temps, elles peuvent se succéder. C’est la raison pour laquelle le passé simple est aussi appelé passé de narration : il permet de raconter d’une manière naturelle et évidente des actions qui ont lieu les unes après les autres.

L’imparfait, aussi appelé « duratif », quant à lui, va décrire des actions longues, en cours, inachevées. C’est pourquoi on dit de l’imparfait qu’il est le temps de la description : ce qui est décrit a encore des répercussions dans le présent. L’action n’a souvent ni début ni fin précises. Le narrateur raconte aussi des actions simultanée ou mêlées à l’imparfait, pour les mêmes raisons, tout comme les actions répétitives.

Le passé composé a la même valeur que le passé simple. Il marque l’antériorité d’une action sur une autre. Le fait qu’il s’agisse d’un temps composé est d’ailleurs une marque d’accomplissement.

Par exemple, sur le passage suivant :

  • Marc avala son café d’un trait et sortit prendre l’air. La ville était grise, large et pesante et il se fondit dans les artères du monstre comme un globule à la recherche de son oxygène. Marc n’en pouvait plus. Il traversa la rue sans regarder et une BMW noire pila violemment, l’épargnant de peu. Mais Marc n’en eut cure : il lui fallait rejoindre le Pont-Neuf le plus vite possible, sa vie en dépendait.

Les verbes au passé simple montrent des actions brèves et révolues. Si on prétend que « Marc avalait son café et sortait prendre l’air », on voit que ces actions sont quotidiennes ou répétitives, ce qui n’a pas le même sens. Ainsi, Marc ne peut traverser la rue au passé simple qu’une fois pour que cette BMW noire pile violemment. Cette action est impromptue, hasardeuse, unique. Il met du temps à rejoindre le Pont-Neuf, ce qui explique que l’action soit à l’imparfait.

On peut montrer le même passage au passé composé :

  • Marc a avalé son café d’un trait et est sorti prendre l’air. La ville était grise, large et pesante et il s’est fondu dans les artères du monstre comme un globule à la recherche de son oxygène. Marc n’en pouvait plus. Il a traversé la rue sans regarder et une BMW noire a pilé violemment, l’épargnant de peu. Mais Marc n’en a eu cure : il lui fallait rejoindre le Pont-Neuf le plus vite possible, sa vie en dépendait.

La narration simultanée : le(s) temps du présent

Si notre narrateur raconte le récit en même temps qu’il le vit, il utilise le présent. Le temps de l’histoire et le temps de l’énonciation sont confondus. Le narrateur raconte l’histoire comme s’il la voyait se dérouler, sans qu’il puisse pénétrer dans l’esprit des autres personnages et sans qu’il puisse savoir ce qui se déroule simultanément à un autre lieu que celui qu’il occupe au moment présent.

Le présent endosse plusieurs aspects. Il peut signifier des actions ponctuelles, qui ont lieu ici et maintenant. De la même manière, ce type de présent peut raconter des actions passées accomplies.

Mais le présent peut aussi exprimer du duratif, à savoir des actions qui sont inaccomplies, tout comme l’imparfait.

Le présent est donc un temps fourre-tout qui peut exprimer tous les aspects. Ceci ne le rend donc pas nécessairement plus facile à utiliser que les temps du passé, et ne rend pas non plus un récit plus simple à appréhender pour le lecteur.

  • Marc avale son café d’un trait et sort prendre l’air. La ville est grise, large et pesante et il se fond dans les artères du monstre comme un globule à la recherche de son oxygène. Marc n’en peut plus. Il traverse la rue sans regarder et une BMW noire pile violemment, l’épargnant de peu. Mais Marc n’en a cure : il lui faut rejoindre le Pont-Neuf le plus vite possible, sa vie en dépend.

Le temps : une histoire de décalage et de point de vue

Ainsi, le choix d’un temps de narration dépend surtout de la manière dont on place le narrateur par rapport à l’action. Tout dépend donc du statut qu’on veut lui donner. Si le narrateur est en situation « divine » de focalisation zéro, il va raconter toute l’histoire en la connaissant à l’avance, d’une manière ultérieure, et il peut pénétrer dans l’intériorité des personnages, ou connaître plusieurs actions simultanées qui ont lieu dans des endroits différents. Le temps de la narration sera au passé.

Si on veut que le narrateur soit « dans » l’histoire, l’effet recherché est celui dit de « focalisation externe », à savoir que le narrateur ne connaît du monde que ce qu’il en voit et rien de plus, comme s’il était un personnage lui-même de l’histoire. Souvent, il va décrire le monde de son point de vue en disant « je ».

Ensuite, comme nous l’avons vu, la narration peut ne pas respecter le temps chronologique de l’action, avec des retours en arrière ou en avant : les temps vont alors exprimer ces décalages par rapport à l’énonciation.

On peut même imaginer de la narration antérieure, le narrateur racontant des faits futurs en utilisant le présent et le futur. Ceci est utilisé parfois dans la science-fiction ou les romans d’anticipation.

  • Marc avalera son café d’un trait et sortira prendre l’air. La ville sera grise, large et pesante et il se fondra dans les artères du monstre comme un globule à la recherche de son oxygène. Marc n’en pourra plus. Il traversera la rue sans regarder et une BMW noire pilera violemment, l’épargnant de peu. Mais Marc n’en aura cure : il lui faudra rejoindre le Pont-Neuf le plus vite possible, sa vie en dépendra.

Il existe même des procédés narratifs intercalés où l’auteur joue des décalages successifs entre le point de vue du narrateur et les actions qu’il décrit, séparant clairement un temps révolu et un temps en cours. Ce procédé est habituel dans le cas de la description de souvenirs par exemple, qui ont un lien avec le temps présent où se situe l’action principale. Le polar est parfois friand de ce procédé narratif, qui mêle passé, présent et futur en sections bien distinctes.

En savoir plus sur les temps de narration

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