Le mentir-vrai, c’est cette capacité que peut avoir la littérature à créer un univers véridique tout en racontant une histoire de pure fiction qui passe pour réelle ou réaliste pour le lecteur. On peut se demander comment ce dernier pourrait être assez naïf pour se faire avoir. Et pourtant, la plus mathématique des logiques est capable elle-même d’induire en erreur… Et si le mensonge faisait partie intégrante de la littérature et, plus loin, si seul celui-ci pouvait dévoiler la vérité du monde ?

Jugez plutôt…

  • Soit a = b
  • a= ab
  • ⇒ a2-b= ab-b2
  • ⇒ (a+b)(a-b) = b(a-b)
  • ⇒ a+b = b
  • Comme a = b, donc a+a = a
  • ⇒ 2a = a
  • donc si a = 1 et a = b,  2 = 1

Le mentir-vrai, c’est un système explicitement réclamé par Aragon dans des textes écrits entre 1923 et 1972, qu’il proclame comme une poétique — ou méthode de création — du roman et de la nouvelle. Aragon puise dans l’autobiographie pour montrer que l’acte narratif, c’est avant tout une transformation du réel au service d’une fiction, c’est-à-dire d’un mensonge. Pour autant, dialectiquement, ce mensonge est plus apte à dévoiler la vérité que le plus grand des réalismes. Si Aragon met ceci en évidence, le mentir-vrai existe dès la naissance de la narration.

Le mentir-vrai comme matière essentielle de toute narration

La tragédie antique, par exemple, met déjà en branle ce principe, à travers notamment les catégories aristotéliciennes de mimesis ou de catharsis. Le spectateur n’y voit pas le réel raconté sous la forme d’une chronique historique, mais bien des personnages de fiction qui pourtant l’atteignent en plein cœur et en pleine raison. La tragédie grecque d’Eschyle montre sans la moindre psychologie la nécessité du droit dans la cité parce que les spectateurs comprennent implicitement que la vengeance est une malédiction pour des générations et des générations, comme l’illustrent les Atrides. Ils ne le comprennent pas à travers un long essai philosophique, mais parce qu’ils s’identifient aux tribulations d’Oreste ou d’Electre et qu’ils assouvissent leurs besoins de vengeance à travers cette identification tout en prenant conscience qu’elle conduit les héros à leur perte. C’est ici le mentir-vrai formé par de la pure fiction qui rend réaliste cette prise de conscience à grande portée philosophique et sociale.

Le mentir-vrai plus réel que le réel

C’est, par exemple, ainsi qu’Anatole France est capable, dans ses œuvres autobiographiques, de raconter une enfance particulièrement fantasmée — dans Le Petit Pierre, Pierre Nozière et dans La Vie en fleur, notamment — qui, analysée à l’aune de recherches historiques, est entièrement fausse. Pour autant, le lecteur saisit, à travers cette enfance fantasmée et racontée plus de soixante ans plus tard, parfaitement bien la réalité de ce qu’était Anatole France. On y découvre tous ses thèmes de prédilection que sont le désir, le refus de la mort, la traque infatigable de la fausseté, le refus des dogmes et la toute-puissance de la création littéraire sur un monde impossible à dévoiler qui n’offre guère de sens à l’entendement humain. Si Anatole France s’était contenté de raconter sa vie selon des mémoires exactes, le lecteur aurait eu toutes les chances de s’ennuyer ferme. Relisant ces fausses autobiographies, il prend au contraire conscience d’un temps situé lors du IId Empire qui devient presque vivant face à lui, qui s’anime d’intentions, elles l’immergent dans une atmosphère historique extrêmement précise. Cette fausse autobiographie est une authentique littérature du témoignage…

Le mentir-vrai comme fonction nécessaire du roman

Le mentir-vrai est donc une fonction nécessaire du roman. Celui-ci faisant exister un horizon avant tout fictionnel, il ne saurait se satisfaire d’être une simple copie du réel. Au contraire, il le concurrence, ainsi que le prétendait André Malraux avec fougue. Et ce faisant, il proclame avec force sa mission qui est d’offrir au lecteur avant tout une vision du monde assumée.

André Malraux, Annotation en marge du Malraux par lui-même de Gaétan Picon, Seuil, 1953

 » Je ne crois pas vrai que le romancier doive créer des personnages ; il doit créer un monde cohérent et particulier, comme tout autre artiste. Non faire concurrence à l’état civil, mais faire concurrence à la réalité qui lui est imposée, celle de « la vie », tantôt en semblant s’y soumettre et tantôt en la transformant, pour rivaliser avec elle.

Les théories actuelles du roman me semblent parentes des théories de la peinture au temps du primat des trois dimensions. Et vous voyez bien pourquoi : le romancier, pour créer son univers, emploie une matière qu’il est contraint de puiser dans l’univers de tous. Encore cette matière est-elle moyen de création, ou rien. Le grand romancier est Balzac, non Henri Monnier. C’est la puissance transfiguratrice du réel, la qualité atteinte par cette transfiguration, qui font son talent ; il est évidemment un poète. »

Il n’y a donc ni vérité, ni morale dans l’art littéraire. Pour autant, l’œuvre littéraire dévoile paradoxalement la vérité profonde d’une époque ou de l’intériorité intime d’un humain, quasi impénétrables sinon.

L’art littéraire n’a pas une vérité à transmettre à travers un simple message, comme dans la vie réelle où la communication est au cœur de tous les débats. Au contraire, la narration s’offre et se donne comme acte créateur qui est un miroir du réel, mais également du lecteur. Celui-ci, en définitive, n’y trouve que lui-même, dénudé, sans fard. Ce en quoi le mentir-vrai donne plus de vérité à contempler que le réel, car à soi, on ne saurait vraiment mentir. Aussi vrai que 2=1…

En savoir plus sur le mentir-vrai

  • Dotal Sabine, « Le « mentir-vrai » », Gestalt 1/ 2008 (n° 34), p. 152-152
  • Sur Louis Aragon et Le Mentir-vrai
  • Un article vulgarisé sur le sujet dans Le Magazine littéraire
20 octobre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Le mentir-vrai : et si 2 était égal à 1 ?

Le mentir-vrai, c’est cette capacité que peut avoir la littérature à créer un univers véridique tout en racontant une histoire de pure fiction qui passe pour réelle […]
17 octobre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Savoir écrire un article journalistique

L’écriture journalistique possède différents codes dont le but est de communiquer de l’information au lecteur avec efficacité. En voici une approche rapide décrite dans un ton… […]
10 octobre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Comment lutter contre le gouffre de la page blanche ?

Toute personne qui écrit s’est un jour installée devant son bureau et s’est rendue compte, avec un plaisir non feint, que les idées viennent, s’enchaînent, lumineuses, […]
1 octobre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Le Cercle angevin de Poésie : diffuser une passion

Cela fait de nombreuses années que le Cercle Angevin de Poésie édite une revue présentant les travaux de ses membres dans une revue trimestrielle. Comme PluMe […]
29 septembre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

De la tour Eiffel à Apollinaire : quand la modernité touche le ciel

En littérature, l’histoire des idées est très importante. Car enfin, les auteurs s’inscrivent dans un temps qu’ils révèlent et dont ils font simultanément partie. Ainsi, parfois, certaines […]
27 septembre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Ma bibliothèque idéale : mes poètes préférés en image

Voici en image une petite sélection de mes poètes préférés. Bien évidemment, tout étant subjectif en la matière, c’est une question non seulement de goût, mais […]
26 septembre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Images du décadentisme

Le décadentisme, c’est un courant artistique de la fin du XIXe siècle qui se place tout juste après le symbolisme, et avant les premiers surréalistes. Il […]
25 septembre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Les règles de versification classique

La poésie est-elle tombée en désuétude ? Les éditeurs le prétendent et la vente de livres de poésie semble leur donner raison. Est-ce pour autant une […]
25 septembre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Le sonnet : une forme impossible ?

Continuant notre petite visite de la versification classique, il était impossible de ne pas s’attarder quelques instants sur le genre poétique majeur que représente le sonnet. Il […]
23 septembre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Anatole France, écrivain de l’utopie

Dans l’horizon littéraire, Anatole France ne manque pas, à l’inverse de son engagement dans le réel, de changer le monde. Certes, il n’hésite pas à mettre […]
10 septembre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Gabriel García Márquez : une putain de vie

Gabriel García Márquez, l’une des grandes figures de l’écriture hispanophone, nous a quitté il y a deux jours, le 17 avril dernier à l’âge de 87 […]
9 septembre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Concours de nouvelles policières à Boulogne-Billancourt

Du 20 mars au 30 juin, e-bb, l’e-journal de Boulogne-Billancourt, organise un concours de nouvelles policières. La scène du crime ? La ville de Boulogne-Billancourt… PluMe d’associe […]
4 septembre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Quel temps utiliser pour narrer ?

Franchement, personne ne se pose la question de savoir quel temps utiliser lorsqu’on veut raconter une histoire. Ceci peut sembler une chose particulièrement secondaire, voire triviale. […]
3 septembre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Sylvie Ducas : comment devenir un bon écrivain ? – interview (2/2)

Sylvie Ducas dirige un master Métiers du livre à université Paris-Ouest Nanterre. Elle forme des éditeurs, des libraires et des bibliothècaires et les initie aux problématiques […]
1 septembre 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Sylvie Ducas, directrice d’un master Métiers du livre : interview (1/2)

Sylvie Ducas dirige un master Métiers du livre à université Paris-Ouest Nanterre. Elle forme des éditeurs, des libraires et des bibliothècaires et les initie aux problématiques […]
31 août 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Marie-Agnès Moller, auteure de Paris Horribilis : interview exclusive

Une remarquable réussite en librairie, ce Paris horribilis de Marie-Agnès Moller qui s’offre le luxe de détrôner Métronome de Lauran Deutsch dans certaines FNAC de France ou de Belgique […]
30 août 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

2014 sera-t-elle l’année du livre numérique ?

Une enquête publiée ces jours-ci par le Syndicat national de l’édition montre que les Français font beaucoup plus confiance au livre qu’à internet. Mais 38% des […]
29 août 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Le Texte Vivant, maison d’édition : interview de Sabrina Grimaldi

Le Texte Vivant est une nouvelle maison d’édition née en 2012. Sa particularité : outre la recherche et la diffusion de nouveaux talents littéraires, elle expérimente […]
28 août 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

La rhétorique ou l’art d’un style persuasif

De la rhétorique, on dit souvent qu’elle est l’art de persuader par le langage. C’est en tout cas la définition que les Grecs lui donnaient comme […]
24 août 2024
PluMe MasterMind atelier d'écriture

Le métier d’écrivain, c’est du travail !…

Une question taraude souvent les participants aux ateliers d’écriture : comment avoir un ‘beau style’ ? Et si on n’était pas à la hauteur, comment en […]