Toute personne qui écrit s’est un jour installée devant son bureau et s’est rendue compte, avec un plaisir non feint, que les idées viennent, s’enchaînent, lumineuses, coulent de source, et que dans ce cas précis le style est fluide, limpide… Ces moments de félicité existent bien. Alors pourquoi diable d’autres jours, l’envie est-elle là, tenace, mais pourquoi rien ne sort-il ? Pourquoi à ces moments précis l’inspiration fait-elle défaut ? Pourquoi a-t-on la sale impression de n’être bon à rien, aspiré goulûment par la page blanche ? Explication…
Il est une idée romantique en diable, qui veut que l’inspiration quasi divine envahisse l’écrivain un beau jour. Celui-ci, comme possédé par la Muse, s’enferme pendant huit jours et sept nuits et, au bout de ce doux calvaire, ressort perclus de courbatures, pâle comme la mort, les yeux bistrés par l’épuisement, mais avec sous le bras les deux cents feuillets qui feront de lui une célébrité pour les siècles à venir.
Oubliez cette mythologie de l’enthousiasme (du grec ancien ἐνθουσιασμός qui signifiait à l’origine « inspiration par la possession par le divin »). Bien évidemment, il y a des jours plus propices à l’écriture que d’autres, cela va de soi. Comme il y a des jours propices à la marche à pied, d’autres aux affaires administratives, d’autres encore à une grasse matinée.
Mais d’une manière générale, ce mythe de l’inspiration porte en corollaire une autre idée fausse : celle qu’un bon écrivain travaille « en direct » sur son manuscrit. Sans préparation. L’inspiration est là et les feuillets se noircissent avec magie, avec génie, sans effort.
Érik Orsenna s’en est confié il y a peu à l’un des clients de PluMe. Ce dernier lui soumettait un manuscrit par curiosité, et M. Orsenna, qui est tout de même membre du club très fermé des plus grands écrivains français actuels, lui a confié que son dernier ouvrage — il doit s’agir de Mali, ô Mali — lui avait demandé plusieurs années de travail et pas moins de quatre versions successives.
Cette anecdote montre que derrière l’apparente facilité d’un style, il y a énormément de travail. D’allers-retours entre le texte et l’écrivain. De corrections. Qu’un petit maillon de la page 75 peut rejaillir sur tout le manuscrit. Qu’un personnage ne naît pas en dix minutes. Qu’une narration n’est pas le fruit d’une inspiration, fût-elle divine. La page blanche ne devrait donc pas être un frein à l’écriture.
Un roman, c’est une œuvre longue. C’est donc un système où chaque élément doit être non seulement à sa place, mais où chaque élément interagit avec tous les autres. Un personnage n’a de sens que par son interaction avec les autres personnages, et avec le monde qui l’entoure. Ce monde n’a de sens que parce qu’il permet au héros d’évoluer. Ses actions n’ont de sens que parce qu’elles constituent une évolution du personnage dans le temps et l’espace. Ce temps n’a de sens que parce qu’il permet la succession et la simultanéité de moments et d’actions qui façonnent le personnage au fur et à mesure… et ainsi de suite.
Un roman est donc une structure. Et cette structure se planifie. Se prépare. Se construit. La narration n’a de sens que dans cette cohérence : une histoire possède bel et bien un début, un milieu et une fin. De plus, elle peut être racontée au moment même où elle se produit, ce qui place l’écrivain dans un certain mode de narration. Ou se raconter une fois qu’elle s’est produite, de manière ultérieure, ce qui place l’écrivain dans un tout autre mode de narration. Ce qui implique pour l’écrivain de créer un narrateur qui dévoilera l’histoire au lecteur d’une manière progressive, en induisant de la tension narrative — de la surprise, de l’attente, de la frustration idéalement parfaitement maîtrisées.
On se rend bien compte, dans cette optique, que la page blanche est là aussi un mythe. Un mythe entretenu à la fin du XIXe siècle par des écrivains comme Stéphane Mallarmé, repris ensuite par Paul Valéry. Ils ne donnaient pas à la page blanche le sens contemporain du manque d’inspiration. Ils faisaient au contraire de la page blanche un idéal. Puisque la mission du poète est de transmettre de la manière la plus pure et fidèle qui soit des émotions au lecteur, les mots sont des entraves. Ils portent en eux-mêmes des sens, des sentiments, des couleurs, des sons, des rythmes qui sont ceux de la langue, mais pas ceux de l’écrivain. Son travail, à ce dernier, est donc de s’évertuer à choisir les mots les moins éloignés possible de ce qu’ils sont censés transmettre au lecteur. C’est un problème donc excessivement complexe. La solution envisagée pour passer outre l’entrave de ces mots, c’est de les écarter de l’équation. Une page blanche seule serait apte à transmettre dans une pureté absolue les sentiments et les émotions directement du poète au lecteur. Bien évidemment, ceci est un paradoxe patiemment cultivé par cette fin de XIXe siècle, tout autant qu’un idéal. Mais c’est un paradoxe qui veut surtout dire ceci : derrière tout acte d’écriture, il y a du travail et de la préparation, de la planification et de la structuration. Dès lors, la page blanche ne peut pas être un gouffre de vide. C’est au contraire une perfection de subtilité et de densité de sens et d’émotions.
Sans aller jusqu’à cette extrémité mallarméenne, il faut simplement retenir que s’il existe des moments plus favorables que d’autres pour écrire, un roman bien planifié n’est jamais bloquant. Ceci signifie que l’étape de rédaction n’est pas l’étape d’écriture. L’écriture a commencé bien avant. Toute l’étape de réflexion préalable, c’est en effet bel et bien déjà de l’écriture…
La Feuille Blanche, Paul Valéry
En vérité, une feuille blanche
Nous déclare par le vide
Qu’il n’est rien de si beau
Que ce qui n’existe pas.
Sur le miroir magique de sa blanche étendue,
L’âme voit devant elle le lieu des miracles
Que l’on ferait naître avec des signes et des lignes.
Cette présence d’absence surexcite
Et paralyse à la fois l’acte sans retour de la plume.
Il y a dans toute beauté une interdiction de toucher,
Il en émane je ne sais quoi de sacré
Qui suspend le geste, et fait l’homme
Sur le point d’agir se craindre soi-même.
Le sonnet : une forme impossible ?