Demain, je dois assurer une formation à Lille. J’en profite donc pour continuer notre petit tour de France littéraire pour constater qu’au Nord, il n’y a pas seulement des corons ni l’horizon. Lille est aussi une terre traditionnelle pour l’édition et l’imprimerie. Il serait donc dommage de ne pas évoquer cette histoire importante notamment pour l’époque des Lumières !…
Lille, c’est évidemment un terroir industriel qui a aussi donné naissance à de nombreux entrepreneurs et ingénieurs. C’est aussi une terre particulièrement politique qui a vu naître de grandes figures de l’histoire de la Gauche.
Lille, un haut lieu pour l’édition sous les Lumières
Mais ce que l’on sait souvent moins, c’est que Lille est une terre d’élection de l’édition et de l’imprimerie. Ce n’est pas un hasard si, au XVIe siècle, les auteurs humanistes risquant leur vie en France pour leur vision philosophique, sociale ou politique partaient en Belgique ou dans les Pays-Bas pour se faire éditer et diffuser. Lille possède cette culture traditionnelle.
De fait, c’est la famille Panckoucke qui est la plus représentative. André-Joseph est un libraire lillois qui s’établit vers 1728. Il se marie en 1730 à la fille d’un libraire parisien, Marie-Marguerite Gandouin, ce qui lui permet de faire la connaissance de nombreux auteurs.
Il commence par publier des ouvrages très orientés vers l’histoire et la culture de Flandre. Il s’intéresse aussi beaucoup aux parlers locaux, à la grammaire, à la rhétorique et même au burlesque flamands.
Mais surtout, André-Joseph Panckoucke est le père d’une dynastie éditoriale extraordinaire, qui marquera tout le XVIIIe siècle. À son décès en 1753, sa veuve reprendra l’entreprise familiale et développera le catalogue. Elle publiera notamment une œuvre de Voltaire extrêmement sulfureuse, Précis de l’Ecclésiaste en vers, ce qui lui vaudra d’être poursuivie et ce qui précipitera son fils, Charles-Joseph, en prison pour six mois !
Lille : la dynastie des Panckoucke
Ce dernier sera très lié aux Lumières. C’est lui qui suggère à Diderot de donner une suite aux encyclopédies (le Supplément de 1775) qu’il éditera, tout comme les deux gros volumes d’index (Table analytique de 1780).
Charles-Joseph est aussi le père d’une gigantesque encyclopédie en 210 volumes, L’Encyclopédie méthodique qui sera, à sa mort, reprise par sa fille jusqu’en 1832. Et surtout, Charles-Joseph est l’éditeur de la grande revue Le Mercure de France ainsi que d’une autre tout aussi célèbre, Le Moniteur universel. Sous la Révolution, il éditera aussi des revues subversives et vite interdites, comme La Clef du Cabinet des Souverains… Tout un programme !
Lille est aussi la terre de l’éditeur Louis-Joseph Lefort qui fut l’une des principales maisons d’édition de Province au XIXe siècle.
Lille reste également liée à la famille Desclée qui, avec de Brouwer, vont fonder l’une des principales maisons d’édition consacrées aux sciences humaines et au christianisme. Cette maison existe toujours !
Lille : d’Albert Samain au sulfureux Maurice Garçon
Les auteurs lillois ne sont pas nécessairement les plus connus, mais certains ont véritablement compté dans l’histoire littéraire française.
Par exemple, la grande mystique Antoinette Bourguignon, auteure d’un traité en 21 volumes, ne manquera pas de se faire chasser d’un grand nombre de provinces belges et hollandaises non sans avoir converti bien des païens, à travers un prosélytisme sans faille…
Mais plus marquant est Albert Samain. Ce poète symboliste très influencé par Baudelaire va connaître la consécration en 1893 en publiant Les Jardins de l’infante, une élégie un peu étrange qui trouve écho dans un néo-romantisme très en vogue en cette fin de siècle.
Keepsake
Sa robe était de tulle avec des roses pâles,
Et rose pâle était sa lèvre, et ses yeux froids,
Froids et bleus comme l’eau qui rêve au fond des bois.
La mer Tyrrhénienne aux langueurs amicales.Berçait sa vie éparse en suaves pétales.
Très douce elle mourait, ses petits pieds en croix ;
Et, quand elle chantait, le cristal de sa voix
Faisait saigner au cœur ses blessures natales.Toujours à son poing maigre un bracelet de fer,
Où son nom de blancheur était gravé « Stéphane »,
Semblait l’anneau rivé de l’exil très amer.Dans un parfum d’héliotrope diaphane
Elle mourait, fixant les voiles sur la mer,
Elle mourait parmi l’automne… vers l’hiver…Et c’était comme une musique qui se fane…
Samain est celui qui a inventé le sonnet à 15 vers, comme vous le constatez plus haut. En tant que Lillois, il participe à la fondation du Mercure de France avec Charles-Joseph Panckoucke, comme quoi le monde est petit…
Autre grand auteur de Lille, Maurice Garçon. Avocat, c’est un grand défenseur des causes perdues. Notamment, c’est dans le cadre d’une sombre affaire, celle de l’Abbé Desnoyers qu’il défend contre ses agresseurs, qu’il va nouer d’importants contacts avec le milieu sombre et secret des métapsychistes parisiens. Il s’intéressera donc en profondeur notamment à la magie noire.
De fait, Maurice Garçon est connu dans les milieux de la littérature ésotérique. Il possède, dans son appartement parisien de la rue de l’Éperon, une sulfureuse bibliothèque spécialisée, comportant notamment plus de 400 volumes traitant du diable. Mais Maurice Garçon a aussi pignon sur rue. Grand amis de Paul Claudel, il est élu à l’Académie française en 1946 — pour remplacer ces écrivains disparus pendant l’Occupation, aux côtés de Pagnol, Jules Romains ou d’Henri Mondor.
Autre trait fort de Maurice Garçon, son caractère anticonformiste qui l’empêche de s’inscrire à l’Ordre des Avocats et qui fait que de nombreux avocats le détestent cordialement. Fantasque, il aime à offrir à ses invités des carafes d’eau ornées de poissons rouges, jouer à la pétanque Place de la Concorde et faire des tours de magie. Il fait d’ailleurs partie de l’Ordre des Prestidigitateurs et en défend le syndicat ! Aujourd’hui, Maurice Garçon représente 837 cartons aux Archives nationales, sous la cote « c614y14t7b9-90446gwgc6ez ». Il reste un personnage particulièrement passionnant encore aujourd’hui et reste le préfacier de l’un de mes romans préférés de l’époque décadente, Là-Bas de J.-K. Huysmans.