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Robert Merle : le roman est son métier

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Robert Merle a longtemps été considéré comme l’un des plus grands écrivains français de romans populaires. Pour autant, « roman populaire » ne signifie ni roman « populiste », ni genre mineur faisant des concessions à la qualité. De fait, Robert Merle n’est pas seulement un maître du roman historique : il est aussi un narrateur hors pair.

Né en Algérie, Robert Merle a fini par passer en France une agrégation d’anglais et un doctorat de lettres sur Oscar Wilde. Professeur à Neuilly, il se lie d’amitié avec Jean-Paul Sartre. Proche du parti communiste français, il devient agent de liaison avec les forces anglaises en 1939. Mais c’est lorsqu’il est fait prisonnier par les Allemands, que sa vision du monde est fortement transformée. Lorsqu’il est libéré, en 1943, il devient professeur d’université. Ceci lui permet d’assister de l’intérieur à mai 68 lorsqu’il officie à la faculté de Nanterre…

Prix Goncourt en 1949, il ne se cantonne pas au roman historique, où il excelle dans son cycle La Fortune de France. Il est aussi un fameux auteur de roman d’anticipation et de fiction scientifique, comme Malevil.

Robert Merle et l’histoire du mal vue de l’intérieur

Mais, et ceci n’engage que nous, le meilleur des romans de Robert Merle est sans doute La Mort est mon métier. Il s’agit de la biographie romancée, datant de 1952, d’un nazi qui a existé, Rudolf Höß, qui se nomme ici Rudolf Lang. Au sortir de la guerre, un grand nombre d’atrocités nazies pénètrent encore l’imaginaire collectif, et la vérité mise au jour à la Libération puis lors du procès de Nuremberg donne lieu à une certaine littérature. Il s’agissait de comprendre l’incompréhensible. Le Journal d’Anne Frank est paru en 1947, Le Silence de la mer de Vercors en 1949, Le Bréviaire de la haine de Poliakov en 1951, ou encore Dans Les Griffes nazies de Suzanne Busson en 1952… Les écrits historiques scientifiques commencent également à dévoiler l’atroce vérité, tout comme le cinéma (Nuit et brouillard, 1955).

Robert Merle investit le sujet de l’intérieur – c’est l’un des seuls écrivains a avoir tenté cette descente aux enfers à la première personne du côté des bourreaux – en se mettant dans la peau du tortionnaire commandant d’Auschwitz et responsable de l’industrialisation de la mort en masse. Il cherche à comprendre ce qui peut motiver un homme normal, médiocre, à l’enfance ratée, à devenir aussi insensible et dénué de tout jugement moral. Il explore l’enfance du bourreau, son père intransigeant, sa mère victime et lâche, l’engagement lors d’une première guerre mondiale qui va pousser à un suicide raté, et la lente ascension vers une reconnaissance sociale pour le moins surréaliste.

 » – L’homme, il est très bon marché. »

Lang adhère au parti nazi et se voit confier une ferme modèle, jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il devient alors SS et monte chaque échelon jusqu’au couronnement de sa carrière : commander un camp de concentration pour en faire un camp d’extermination. Lang va tuer machinalement, le plus possible, scientifiquement, consciencieusement, industriellement, afin de répondre aux ordres exigeants et impérieux d’Himmler.

Je passai la semaine qui suivit dans une angoisse terrifiante : le rendement de Treblinka était de 500 unités par 24 heures, celui d’Auschwitz devait être, selon le programme, de 3000 unités ; dans quatre semaines à peine, je devais remettre au Reichsführer un plan d’ensemble sur la question, et je n’avais pas une idée.

J’avais beau tourner et retourner le problème sous toutes ses faces, je n’arrivais même pas à entrevoir sa solution. J’avais vingt fois par jour la gorge douloureusement serrée par la certitude de l’échec, et je me répétais avec terreur que j’allais lamentablement échouer, dès l’abord, dans l’accomplissement du devoir.

Je voyais bien, en effet, que je devais obtenir un rendement six fois plus élevé qu’à Treblinka, mais je ne voyais absolument aucun moyen de l’obtenir. Il était facile de construire six fois plus de salles qu’à Treblinka, mais cela n’aurait servi à rien : il eut fallu avoir aussi six fois plus de camions, et là-dessus, je ne me faisais aucune illusion. Si Schmolde, en dépit de toutes ses demandes, n’avait pas reçu de dotation supplémentaire, il allait de soi que je n’en recevrais pas non plus.

Je m’enfermais dans mon bureau, je passais des après-midi à essayer de me concentrer, je n’y parvenais pas, l’envie irrésistible me venait de me lever, de sortir de ce bureau dont les quatre murs m’étouffaient ; je me forçais à me rassoir, mon esprit était un blanc total, et j’éprouvais un profond sentiment de honte et d’impuissance à la pensée que j’étais inférieur à la tâche que le Reichsführer m’avait confiée.

Lors du Procès de Nuremberg, Lang sera furieux contre la lâcheté d’Himmler qui aura mis fin à ses jours, et affirmera n’avoir qu’obéi à des ordres. Rien d’autre.

– Êtes-vous toujours aussi convaincu qu’il était nécessaire d’exterminer les juifs ?
– Non, je n’en suis plus si convaincu.
– Pourquoi ?
– Parce que Himmler s’est suicidé.

Il me regarda d’un air étonné et je repris :
– Cela prouve qu’il n’était pas un vrai chef, et s’il n’était pas un vrai chef, il a pu très bien me mentir en me présentant l’extermination des juifs comme nécessaire.

Il reprit :
– Par conséquent, si c’était à refaire, vous ne le referiez pas ?

Je dis vivement :
– Je le referais, si on m’en donnait l’ordre.

Lang s’excusera en avouant n’avoir exterminé que 2,5 millions de Juifs au lieu des 3,5 exigés par sa hiérarchie.

C’est lorsque le procès a lieu que sa femme tout entière dévouée, Elsie, apprend les activités de son mari. Et c’est ici le seul moment où Lang va douter de sa vie et se remettre en question. Un très court instant : en définitive, il n’y avait aucune morale à avoir. La mort était seulement son métier…

La genèse d’un salaud

Robert Merle précède ici la thèse d’Hannah Arendt sur la banalité du mal (1963). De fait, on est là dans une tragédie complète. Car Lang est lui aussi une victime : celle de l’aveuglement, de l’intransigeance et de la suprême lâcheté. Une victime du mal, qui pourrait finalement être chacun de nous. Et outre les passages insoutenables dans les camps, c’est sans doute aussi cette idée force qui est la plus dure dans ce roman essentiel : qui sait ce que nous serions devenus dans le contexte familial, historique et psychologique de Lang ? Car Robert Merle le montre très bien : Nuremberg a finalement surtout mis en évidence que la toute puissance d’une autorité absolue ôtant la liberté de penser aux individus, peut transformer le plus anonyme des humains en redoutable monstre déculpabilisé…

En savoir plus

La préface de Robert Merle d’avril 1972 à La Mort est mon métier

« Immédiatement après 1945, on vit paraître en France nombre de témoignages bouleversants sur les camps de la mort outre-Rhin. Mais cette floraison fut brève. Le réarmement de l’Allemagne marqua le déclin, en Europe, de la littérature concentrationnaire. Les souvenirs de la maison des morts dérangeaient la politique de l’Occident : on les oublia.

Quand je rédigeai La Mort est mon Métier, de 1950 à 1952, j’étais parfaitement conscient de ce que je faisais : j’écrivais un livre à contre-courant. Mieux même : mon livre n’était pas encore écrit qu’il était déjà démodé.

Je ne fus donc pas étonné par l’accueil que me réserva la critique. Il fut celui que j’attendais. Les tabous les plus efficaces sont ceux qui ne disent pas leur nom.

De cet accueil je puis parler aujourd’hui sans amertume, car de 1952 à 1972, La Mort est mon Métier n’a pas manqué de lecteurs. Seul leur âge a varié : ceux qui le lisent maintenant sont nés après 1945. Pour eux, La Mort est mon Métier, « c’est un livre d’histoire ». Et dans une large mesure, je leur donne raison.

Rudolf Lang a existé. Il s’appelait en réalité Rudolf Hoess et il était commandant du camp d’Auschwitz. L’essentiel de sa vie nous est connu par le psychologue américain Gilbert qui l’interrogea dans sa cellule au moment du procès de Nuremberg. Le bref résumé de ces entretiens – que Gilbert voulut bien me communiquer – est dans l’ensemble infiniment plus révélateur que la confession écrite plus tard par Hoess lui-même dans sa prison polonaise. Il y a une différence entre coucher sur le papier ses souvenirs en les arrangeant et être interrogé par un psychologue…

La première partie de mon récit est une re-création étoffée et imaginative de la vie de Rudolf Hoess d’après le résumé de Gilbert. La deuxième -où, à mon sens, j’ai fait véritablement œuvre d’historien- retrace, d’après les documents du procès de Nuremberg, la lente et tâtonnante mise au point de l’Usine de Mort d’Auschwitz.

Pour peu qu’on y réfléchisse, cela dépasse l’imagination que des hommes du XXe siècle, vivant dans un pays civilisé d’Europe, aient été capables de mettre tant de méthode, d’ingéniosité et de dons créateurs à construire un immense ensemble industriel où ils se donnaient pour but d’assassiner en masse leurs semblables.

Bien entendu, avant de commencer mes recherches pour La Mort est mon Métier, je savais que de 1941 à 1945, cinq millions de juifs avaient été gazés à Auschwitz. Mais autre chose est de le savoir abstraitement et autre chose de toucher du doigt, dans des textes officiels, l’organisation matérielle de l’effroyable génocide. Le résultat de mes lectures me laissa horrifié. Je pouvais pour chaque fait partiel produire un document, et pourtant la vérité globale était à peine croyable.

Il y a bien des façons de tourner le dos à la vérité. On peut se réfugier dans le racisme et dire : les hommes qui ont fait cela étaient des Allemands. On peut aussi en appeler à la métaphysique et s’écrier avec horreur, comme un prêtre que j’ai connu : « Mais c’est le démon ! Mais c’est le Mal ! ».

Je préfère penser, quant à moi, que tout devient possible dans une société dont les actes ne sont plus contrôlés par l’opinion populaire. Dès lors, le meurtre peut bien lui apparaître comme la solution la plus rapide à ses problèmes.

Ce qui est affreux et nous donne de l’espèce humaine une opinion désolée, c’est que, pour mener à bien ses desseins, une société de ce type trouve invariablement les instruments zélés de ses crimes.

C’est un de ces hommes que j’ai voulu décrire dans La Mort est mon MétierQu’on ne s’y trompe pas : Rudolf Lang n’était pas sadique. Le sadisme a fleuri dans les camps de la mort, mais à l’échelon subalterne. Plus haut, il fallait un équipement psychique très différent.

Il y a eu sous le Nazisme des centaines, des milliers, de Rudolf Lang, moraux à l’intérieur de l’immoralité, consciencieux sans conscience, petits cadres que leurs sérieux et leurs « mérites » portaient aux plus hauts emplois. Tout ce que Rudolf fit, il le fit non par méchanceté, mais au nom de l’impératif catégorique, par fidélité au chef, par soumission à l’ordre, par respect pour l’État. Bref, en homme de devoir et c’est en cela justement qu’il est monstrueux.

Le 27 avril 1972

Robert Merle »

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